HISTOIRE D'URGENCES PAR PATRICE PELLOUX
Le blasphème sauve des vies
C'est l'odeur de la fumée de dizaines de bougies allumées dans la chambre qui a alerté en pleine nuit les infirmières et les aides-soignants. A quelques centimètres près des arrivées d'oxygène, le big bang n'était pas loin. Ils préparaient le dernier souffle de leur proche. Qui, si l'on n'était pas intervenus, aurait conïncidé avec celui de l'explosion...
Ce n'est pas faute d'avoir essayé, mais, quel que soit le mort, on n'a jamais rien remarqué de spécial après. Désolé. Lorsque le corps se refroidit, qu'on enlève les électrodes, que le son et les couleurs des instruments de contrôle se sont éteints, il ne reste toujours que le silence. Et sur le brancard ou le lit, un cadavre. Avec ou sans croix, croissant, main de Fatima ou autre grigris, c'est le même froid qui les envahit, c'est la même couleur du sang rouge qui devient noir, de la peau qui devient livide. Tout s'arrête de la même façon, pour n'importe quel organisme qui passe de la vie à la mort. Et les larmes des familles, des proches, les douleurs, les peines, la tristesse, le chagrin sont les mêmes, quelles que soient les convictions intimes, qu'on soit croyant ou athée. Pas besoin de croire en Dieu pour aimer un proche et le pleurer.
Nous voyons parfois arriver des croyants ou des intégristes religieux. Il y a ceux qui sont tolérants, respectueux et qui font tout pour ne pas aggraver nos difficultés. Et il y a ceux qui réclament le respect pour leur dogme, mais ne respectent ni le personnel, ni les autres malades. Pourtant, aux urgences, ils semblent parfois moins extrémistes, car il s'agit de les sauver. En fait, les plus difficiles à gérer sont les accompagnants, qui veulent absolument que leurs rites soient appliqués au pied de la lettre, sans tenir compte de notre devoir de soins. Ni du choix du malade lui-même.
Priez, mais laissez-nous travailler.
Depuis la loi Kouchner sur le droit des malades, on arrive à mieux faire respecter le souhait du malade, tout en le protégeant des dérives religieuses. Le « deal » est simple : on ne les empêche pas de croire, m iq ils ne nous empechent pas de travailler, en nous servant des techniques de la médecone contemporaine en l'état actuel des connaissances scientifiques.
Les problèmes rencontrés en service d'urgences portent le plus souvent sur le consentement aux soins. Le cas d'école étant bien entendu la transfusion sanguine et les Témoins de Jéhovah. Une collègue urgentiste s'est retrouvée un jour seule, dans un hameau de montagne, avec une femme qui devait accoucher à domicile, selon le souhait de son mari. Mais l'hémorragie était telle que seule une transfusion pouvait garantir de sauver la dame. Le mari tournait autour du camion du SAMU en menaçant d'un procès si la transfusion avait lieu. Le procureur de la République a mis tout le monde d'accord. Et la dame n'a jamais porté polainte contre l'équipe qui l'avait sauvée. La discussion entre elle et son mari a dû être intéressante...
La République française a permis le développement du système de santé en le basant sur trois valeurs – liberté, égalité et fraternité – et en écartant l'ancien système, fondé sur la charité et son corollaire, l'hypocrisie religieuse. Depuis, la République poursuit sa quête pour le droit à la santé à travers la reconnaissance de l'avortement, la lutte contre la douleur, le droit des enfants...Voltaire, Hugo, Zola, Jaurès auraient sans aucun doute voté toutes ces lois.
Mais alors, comment se fait-il que la responsable de la Fondation des hopitaux de France et hopitaux de Paris, par ailleurs épouse du président de la République, fasse dire des prières avant les repas pris, aux frais du contribuable, dans le palais de l'Elysée ? La charité revient en courant et, par voie de conséquence, les religions réinvestissent le terrain de la santé. C'est une vieille histoire. Tout au long des siècles, plus la science se développait, plus la religion tentait de la freiner ou de se rattraper aux branches des dieux, afin de ne pas perdre une once de son pouvoir. Blasphème ? Pas du tout. Défense de la laïcité et des valeurs de la République, tout simplement.
Patrick Pelloux, Charlie Hebdo, N°712, Mercredi 8 Février 2006.