Le décalage entre l'opinion et les partis
Cette fonction d'encadrement de l'opinion, si elle est nécessaire dans les démocraties modernes, présente cependant des insuffisances. Celles-ci proviennent tout d'abord d'une incapacité de tout parti à satisfaire ses électeurs sur tous les plans. Les citoyens peuvent être attirés par les positions en matière de politique étrangère de tel parti, et en revanche préférer sur le plan économique, les positions d'un autre parti. Sans doute le rôle des partis politique est précisément de montrer aux citoyens qu'ils doivent faire abstraction des points secondaires sur lesquels ils ne sont pas d'accord avec le parti car sinon on aboutirait à un nombre trop grand de partis politiques, et, par conséquent, à la disparition même de ce rôle des partis: une opinion publique trop morcelée, atomisée, ne permet pas qu'il se dégage de véritable politique. Il n'en reste pas moins que, compte tenu des concessions que doivent faire les citoyens aux partis pour lesquels ils votent, ces partis ne représentent jamais d'une manière complète l'opinion publique, même de ceux qui les ont élus. Il subsiste toujours un décalage entre cette opinion et la position des partis, décalage qui rend plus aléatoire le rôle d'encadrement des partis.
Un deuxième décalage résulte de l'écart entre les positions officiellement soutenues par un parti et la politique que suit en réalité ce parti s'il parvient au pouvoir. Il n'est pas possible à un parti de tenir toutes les promesses qu'il a pu faire. Les campagnes électorales sont en effet propices à certaines surenchères dans les revendications des partis. Il est compréhensible que ces derniers, du fait de la concurrence, se livrent à une certaine démagogie: le parti qui n'en ferait point, par honnêteté, risquerait fort également de n'avoir pas d'élus et de devoir rapidement disparaître. Mais une fois que le parti a remporté une élection, il y a l'épreuve des faits. Les idées doivent composer avec la réalité, car celle-ci est moins maléable que celles-là. Et l'on conçoit qu'un certain nombre de slogans qui ont peut-être fait la fortune poilitique du parti victorieux doivent être rangés au magasin des accessoires ou même aux oubliettes. "Demain on rasera gratis" proclamait un certain nombre de partis autrefois; ce qui ne pouvait être qu'une revendication pour un futur indéterminé et irréalisable dans une perspective réaliste, c'est-à-drie politique.
Cet écart inévitable explique la position des différents partis, selon qu'ils espèrent ou non remporter les élections. L'écart sera maximum pour les partis qui n'ont aucune chance de parvenir au pouvoir. Il importe peu à ces partis de savoir que leur programme est irréalisable, puisqu'il ne sera pas soumis, de toutes manières, à l'épreuve des faits. Ces partis auront donc intérêt, au contraire, à présenter les revendications les plus démagogiques pour se faire remarquer et susciter, sinon la sympathie, du moins la curiosité chez les électeurs. Au contraire, les partis qui estiment pouvoir gagner les élections ont intérêt à modérer leurs revendications, pour faire la preuve auprès des électeurs du sérieux de leurs propositions, et de leur aptitude à gérer les affaires du pays. Un exemple récent en a été présenté en France par l'"actualisation" du Programme commun de gouvernement signé par les partis de gauche (essentiellement le Parti Communiste et le Parti Socialiste). Ce Programme, conçu avant la crise de l'énergie de 1973 qui a boulversé les économies occidentales devait être adopté aux nouvelles conditions de développement qui résultaient de cette crise. La volonté d'actualiser ce programme témoignait de la part des parties (partis) signataires de leur effort de se présenter comme d'éventuels partis de gouvernement.
Charles Debbasch, Jean-Marie Pontier, Introduction à la Politique, 1982.