Journal de 20h, Antenne 2, 17 Mars 1979.
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Alors où s'arrête la liberté d'expression ? Qu'est-ce qu'un outrage au drapeau ? Aux symboles nationaux ? Ne peuvent-ils pas eux-aussi faire l'objet de caricatures, de détournements ?
Déjà en 1979, une autre "œuvre de l'esprit" avait fait tourner bien des têtes et fait couler beaucoup d'encre : La Marseillaise version reggae de Serge Gainsbourg, issue de l'album "Aux armes et caetera" enregistré à Kingston en 1979, reprise originale de l'hymne national français écrit en 1792 par Rouget de Lisle (Gainsbourg racheta d'ailleurs en 1981 le manuscrit original signé de l'auteur), qui deviendra à l'époque disque de platine en quelques mois, avec plus d'un million d'exemplaires vendus.
"J'ai senti qu'il y avait un titre"
Cette année là, Serge Gainsbourg traverse une passe difficile après l’insuccès de ses œuvres poétiques que sont Histoire de Melody Nelson (1971) et L'Homme à tête de chou (1976), alors que Sea, sex and sun, qu'il considère lui-même comme bâclée, fait un triomphe au hit-parade en 1978.
Pour le relancer, le directeur artistique de sa maison de disques, Philippe Lerichomme, l'incite à s'intéresser de plus près au reggae, un genre auquel Gainsbourg s'est déjà essayé avec Marilou Reggae dans L'Homme à tête de chou.
Mais comment en est-il venu à s'inspirer de l'hymne national français pour faire un chanson aux rythmes jamaïquains ? Serge Gainsbourg expliquera plus tard que ne connaissant pas l'ensemble des couplets de La Marseillaise, il ouvrit son Grand Larousse encyclopédique et découvrit que "Au deuxième refrain, il met : "'Aux armes, et cætera'". "Ça le faisait chier de le réécrire. J'ai senti qu'il y avait un titre", expliquera Philippe Lerichomme.
Si cette version de "La Marseillaise" par Gainsbourg est aujourd'hui devenue un classique, il faut se rappeler la polémique qu'elle engendra à l'époque.
"Une profanation pure et simple de […] ce que nous avons de plus sacré"
Ainsi, deux mois après la sortie du disque, le journaliste Michel Droit, futur académicien, s'en prend violemment, et avec des accents d'antisémitisme, à Serge Gainsbourg dans un article du Figaro magazine consacré entièrement à la chanson "outrageuse". Selon lui, il s'agit là d'une "odieuse chienlit", d'"une profanation pure et simple de […] ce que nous avons de plus sacré", s’en prenant au passage à "l’œil chiasseux" et à la "lippe dégoulinante" de Gainsbourg.
La polémique s'étend par journaux interposés lorsque Gainsbourg répond à Michel Droit dans Le Matin : "Peut-être Droit, journaliste, homme de lettres, de cinq dirons-nous, membre de l'association des chasseurs d'Afrique francophone, cf. Bokassa Ier, officiant à l'ordre national du Mérite, médaillé militaire, croisé de guerre 39-45 et croix de la Légion d'honneur dite étoile des braves, apprécierait-il que je mette à nouveau celle de David que l'on me somma d'arborer en juin 1942 noir sur jaune et ainsi, après avoir été relégué dans mon ghetto par la milice, devrais-je trente-sept ans plus tard y retourner, poussé cette fois par un ancien néo-combattant (...)"
"On n'a pas le con d'être aussi Droit "
Revenant dans cette interview sur "Aux armes, et cætera", il ajoute alors: "Puissent le cérumen et la cataracte de l'après-gaullisme être l'un extrait et la seconde opérée sur cet extrémiste de Droit, alors sera-t-il en mesure et lui permettrai-je de juger de ma Marseillaise, héroïque de par ses pulsations rythmiques et la dynamique de ses harmonies, également révolutionnaire dans son sens initial et 'rouget-de-lislienne' par son appel aux armes." Enfin, Serge Gainsbourg dira alors "ce que Michel Droit n’a pas supporté, c’est qu’à la télé, à une heure de grande écoute, j’ai chanté ma 'Marseillaise' avec en fond un drapeau bleu, blanc, rouge. Un juif sur le drapeau tricolore et l’hymne national en reggae, c’était trop pour lui".
Le 9 juin 1979, Jean-Paul Enthoven écrira dans Le Nouvel Observateur à propos de l'article de Michel Droit : "'Evoquer 'l'œil chassieux' et 'la lippe dégoulinante' d'un individu pour souligner qu'il s'agit d'un 'juif', soucieux de 'bonnes affaires' et de 'profit', est un exercice dont les collaborateurs de Je suis partout ou de la Gerbe avaient, dans nos mémoires, le privilège. C'est pourtant à ce sinistre niveau que vient de se hisser Michel Droit…"
Ce à quoi Michel Droit répondra dans un courrier adressé à la rédaction, accusant au passage Enthoven d'avoir déformé ses propos : "Que Gainsbourg ait profané La Marseillaise- que nous sommes encore quelques millions à tenir, en dépit de tout ce qu'on peut lui reprocher, pour un chant sacré- et qu'il l'ait fait à des fins strictement commerciales ne présente vraiment aucune espèce d'importance !". Loin de faire machine arrière, le journaliste persiste et signe.
Michel Droit tentera de se justifier dans d'autres colonnes, ce qui a pour effet de multiplier les réactions.
Le concert à Strasbourg
Gainsbourg profite de son succès pour remonter sur scène après 18 ans d'absence, et c'est lors d'un concert prévu à Strasbourg le 4 janvier 1980 que la polémique autour de cette chanson atteint son paroxysme avec des menaces, cette fois-ci, physiques.
La salle de concert est alors investie par des militaires parachutistes, qui désapprouvent sa version de La Marseillaise. La situation est tendue, et Gainsbourg fait le choix de se présenter seul sur le devant de la scène et d'annuler le concert. Après un bref discours évoquant des alertes à la bombe dans les hôtels de la ville, il lance face à la salle "Je suis un insoumis qui a redonné à La Marseillaise son sens initial". Finalement, il entonne a cappella le premier couplet de La Marseillaise, dans sa version originale, un poing levé, et les paras se mettent tous au garde à vous pour l’hymne national.
Quelques semaines plus tard, accusé par Minute de s'être "dégonflé" à Strasbourg, Gainsbourg réagit dans l'émission de Michel Polac "Droit de réponse" : "C'est de la diffamation, j'ai mis les paras au pas".
Gainsbourg poursuit finalement une tournée triomphale. Enfin, le 2 mai 1980, les tensions avec les paras à Strasbourg sont oubliées et Gainsbourg officialise sa réconciliation avec l'armée française. En effet, les légionnaires l'invitent alors pour la commémoration de la bataille de Camerone (combat qui opposa une compagnie de la Légion étrangère aux troupes mexicaines le 30 avril 1863 lors de l'expédition française au Mexique).
14 versions différentes pour les écoles
Alors pourquoi autant de rage à l’époque autour de La Marseillaise reggae de Gainsbourg, qui pourtant n’a pas été le premier à avoir "joué" avec l’hymne national ?
En effet, à peine inventée par Rouget de Lisle en 1792, cette dernière est parodiée : on en connaît, jusqu’à la IIIe République, des versions gourmande, scatologique, alcoolisée, anarchiste... Citons notamment La Marseillaise de la Courtille (de son nom exact Le retour du soldat), hymne carnavalesque parisien écrit en 1792 en hommage à la cuisine française, qui reprend la forme écrite et l'air de "la Marseillaise".
Cependant, il faut également rappeler le scandale déclenché par la version jazz (rebaptisée alors Echoes of France) de Django Reinhardt et Stéphane Grappelli en 1946.
D’autres versions, comme celle de Yannick Noah, réécrivant les paroles pour son album Live en 2002, n’ont pas autant attiré les foudres sur leurs auteurs que celle de Gainsbourg.
De plus, en 2002, Jack Lang, alors ministre de la l’Education, avait envoyé à tous les établissements scolaires un CD avec 14 versions différentes de La Marseillaise, rassemblant notamment la version officielle orchestrée par Berlioz, mais aussi, moins attendues, celles de Stockhausen, de Jacky Terrasson, ou encore les rythmes reggae de Serge Gainsbourg. Pourquoi une telle initiative ? "Ce chant que les peuples du monde en lutte pour leur liberté se sont approprié est devenu international et fait partie du patrimoine de l’humanité", expliquait à ce moment Jack Lang dans la préface.
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Anne Colin, article pris sur le site du Nouvel Observateur, 02 Juillet 2010.
Annulation du concert de Gainsbourg à Strasbourg, Journal de FR3, 5 Janvier 1980.
Mais Gainsbourg est "un insoumis", un têtu. A la fin de 1981, il débourse la somme de 135.000 Francs (soit 49498 Euros de 2014) pour acquérir un original de La Marseillaise rédigé par Rouget de Lisle, en 1833. Et il aura le dernier mot de l'histoire.
Journal de 13h, TF1, 14 Décembre 1981.