UN POUR TOUS, TOUS CHARLIE!
Un fauteuil vide hier à l'heure du bouclage et pas de tranches de pain au levain entre ses porte-plumes, ses crayons et ses flacons d'encre de Chine. Cabu n'était pas là, mais il est excusé. C'était le jour de son anniversaire, mais, voilà exactement une semaine ce mercredi, dans un autre bureau, sur son fauteuil de même style, il a été massacré. Et avec lui, onze de ses (de nos) copains de Charlie. Pourquoi? Pour des dessins! Autrement, et vite dit, pour trois fois rien.
Vite dit, parce que, si, dans la forme, ce constat est vrai, il a été formidablement démenti dans le fond par les faits. Des centaines et des centaines de milliers de personnes descendues dans la rue à Paris, dans toute la France et ailleurs dans le monde, pour les saluer et pour défendre la liberté d'expression au nom de laquelle ils ont été déchiquetés par des islamistes terroristes trépanés, ce n'est pas évidemment rien!
Pas rien non plus cet unanimisme inédit d'une classe politique où seuls les Le Pen ont détonné. Pas rien, cette brochette impensable et iconoclaste de chefs d'Etat dont certains en matière de sens de l'humour et de droit à la satire, défendent dans leurs contrées des conceptions plus proches de celles des assassins que des assassinés.
Pas rien, encore, dans ce mélange de deuil, de colère, de fraternité, d'émotion, de connerie solennelle et de récupérations diverses et variées, que cet indéniable mouvement. Un mouvement solide et puissant qui résiste à tout ce qui, du tocsin à la Légion d'honneur, du pape aux tortionnaires en passant par tous ceux qui en ont profité pour tirer le catafalque à eux, aurait fait bondir en même temps que nous et éclater de rire Cabu et toute la bande de "Charlie". Pas rien, vraiment, que ce bel élan qui nous fait du bien!
Un élan dont sont bien sûr indissociables nos compatriotes juifs abattus dans l'Hyper Cacher par un autre décérébré au nom d'un islamisme barbare et dévoyé qui nourrit aux sources de la même intolérance son antisémitisme forcené. Pas rien, le fait de constater que, jusque-là, cette terreur islamiste ne parvient pas à ses fins. Les attaques n'ont pas envenimé le communautarisme; au lieu de diviser les gens, elles les ont rapprochés.
Notre ami Cabu n'a pas fini de nous manquer. Les commémorations, les hommages, les médailles et la solennité n'étaient pas sa tasse de thé (d'autant qu'avec les gâteaux il préférait le café). Mais dans tout cet inimaginable boulversement avant que tout cet unanimisme, qui commence déjà à se lézarder ne finisse par voler en éclats, il n'aurait pas manqué de se réjouir avec nous des contorsions de Sarko pour se hausser en bonne place sur la photo. Il aurait peut-être eut été un rien embarassé de servivr indirectement Hollande à regagner la popularité qui lui faisait tant défaut. Et à la réconciliation de la police avec la population, elle aussi. Il n'aurait pas manqué non plus de rire fort en constatant que "Charlie" qui souffrait de trop peu d'acheteurs, est, d'un coup, passé à 3 millions. Comme toutes les bonnes résolutions de cette terrible et extraordinaire semaine du 11 janvier, cela ne durera sans doute pas, mais peut être que certains parmi eux retiendront que les journaux, il est toujours mieux de les rire que de les pleurer.
Pour notre part, comme Cabu, comme les rescapés de "Charlie" et comme tous les garants de la liberté d'expression, nous allons continuer de "rire de tout" sauf avec la liberté de pouvoir le faire. Sur ce sujet, il ne faut pas rigoler du tout. Chacun, désormais, le sait bien. Autrement, Cabu et ses copains seraient morts pour rien.
Erik Empatz
Le Canard Enchaîné, N°4916, Mercredi 14 Janvier 2015.