U.R.S.S. : vivre avec la pénurie
La pénurie en U.R.S.S., on a beau être habitué, cela étonne toujours. Après une journée de chasse dans les magasins soviétiques, on ne rentre jamais bredouille...en anecdotes.
Affolement général au "Monde des enfants", à Moscou. La rumeur s'est répandue comme une traînée de poudre: "Des poussettes pliantes ont été livrées". Moscou n'en avait pas vu depuis six mois!
Pourtant la joie des mères se transforme en colère: les poussettes sont bien pliantes. Il y a en a cent ou deux cents...mais toutes sont prévues pour des jumeaux!
Une autre rumeur enflamme le magasin: on a reçu des manteaux au troisième étage. Chacun s'y précipite, une file se forme qui déborde dans les escaliers. Ils sont des dizaines et des dizaines à attendre, dont seuls les premiers sont servis: on ne déballe la marchandise qu'à petites doses, jour par jour.
Dans un autre quartier, c'est la poudre à lessive qui fait courir les Soviétiques. Interdiction d'emporter plus de cinq paquets par personne, en quelques minutes le rayon est dévalisé et, jusque dans la rue, on vous attrape par la manche: "C'est une bonne marque, où l'avez-vous trouvée?" Mais ici, plus qu'ailleurs, pas question d'échanger votre lessive contre une autre denrée rare.
Tout et n'importe quoi. On achète tout et n'importe quoi au hasard des arrivages et selon la saison. Car il y a en U.R.S.S. des "saisons" pour tout; pas seulement pour les fruits et légumes.
Ainsi la saison des patins à glace c'est l'étét, et celle des patins à roulettes l'hiver. Le comble était cette réflxion d'une Soviétique expliquant à un Occidental: "Ne cherchez plus de table de télévision, ce n'est pas la saison".
L'hebdomadaire soviétique "La Gazette littéraire" vient de défier le diable en demandant à un correspondant en province d'acheter une brosse à dents. Cela a pris une journée entière, et encore n'a-t-il trouvé qu'une brosse pour un enfant, et qui n'a pas résisté au premier lavage.
On pourrait multiplier à l'infini ce genre d'anecdotes tout en se défendant de faire de l'antisoviétisme: à Moscou, c'est la vie de tous les jours.
Mis à part la vodka et le pain, pratiquement tous les articles disparaissent pendant des semaines ou des mois, pour des raisons obscures. Le tout est de s'organiser: le Soviétique est le champion du stockage et du troc, mais aussi du marché noir. Ici, le spéculateur est le sauveur. On sacrifiera un salaire pour un jean, des livres, des diques, des meubles, des couches pour le bébé, des médicaments pour le grand-père et une roue de secours pour la voiture.
Dans cette société de pénurie on se sent forcément infirme un jour ou l'autre, comme ce grand invalide de guerre de Léningrad qui n'a pas pu sortir de chez lui pendant un an, la soupape grillée de sa voiture étant totalement introuvable en U.R.S.S. Certains étrangers de Moscou, possédant un véhicule russe, en arrivent à ce paradoxe: ils commandent en Occident leurs pièces de rechange estampillées "Fabriqué en U.R.S.S.".
Le président Léonid Brejnev ayant reconnu au dernier congrès du parti communiste que l'Etat est incapable de remplir les magasins, les autorités doivent fermer les yeux sur bon nombre de trafics nés de la pénurie. Le journal "Biélorussie soviétique" a déploré, au premier jour du printemps, que la milice elle-même avoue son impuissance face au marché noir. D'ailleurs n'a-t-on ps vu à Moscou des miliciens demander à des étrangers de leur vendre leur landau?
Parce que les magasins d'Etat sont souvent vides, la population s'adresse au spéculateur. Les marchés aux oiseaux tellement populaires en U.R.S.S. sont souvent de véritables marchés aux puces, en contradiction flagrante avec la loi socialiste. Les particuliers y tiennent commerce au grand jour. Certains portent même plusieurs manteaux les uns sur les autres, qu'ils vendent au fur et à mesure. Leur prix est de trois à vingt fois supérieur à ceux des magasins d'Etat, où on ne trouve souvent que l'étiquette. Question de choix.
M. Brejnev a promis que les choses s'amélioreront au cours des cins prochaines années, sans pour autant annoncer l'abondance.
Approvisionner les magasins soviétiques n'est, en effet, pas une petite affaire. Cela implique d'abord une réorientation d'une économie où le consommateur n'a pas bonne presse. Ensuite une refonte complète de la distribution, totalement fantaisiste. La presse officielle nus dit qu'on trouve facilement des manteaux de fourrure sur la mer Nore et des maillots de bain en Sibérie, mais rarement le contraire. Enfin il faudrait changer quelques mentalités.
Une caricature publiée par l'hebdomadaire satirique "Crocodile" a assez bien résumé le problème. On y voit un vendeur annonçant l'arrivée de cent parapluies: "Cinquante ont été mis de côté par la direction, prévient-il. Vingt sont destinés au marché noir, dix-neuf ont été retenus par le personnel et le dernier est en vitrine."
Patrick MENEY
La Nouvelle République, Jeudi 16 Avril 1981.