En Une de la Nouvelle République, vers le 10 Mars 1986.
Mourir pour une affiche
Dans cette campagne électorale où l'on parle plus de cohabitation que de programme et dont le thème dominant tourne autour de l'usage que fait de la Constitution, l'assassinat d'un militant du P.S. est un acte qui nous inspire autant d'horreur et de révolte qu'il nous laisse incrédules.
Rien et surtout pas la défense des idées ne peut justifier pareil crime et das un pays démocratique aucune voix ne doit manquer pour dénoncer l'intolérable.
Dans les comptes du pire et de la politique, on doit désormais inscrire ce geste de trop. Même si, isolé, il ne symbolise pas la montée contagieuse de l'intolérance, il recèle suffisament d'exaltation pous nous inquiéter et nous faire réfléchir. Cra cette fois la rixe entre colleurs a dégénéré au meurtre, touchant un domaine où il n'y a plus des militants mais des asassins.
Passé le réflexe d'horreur on se dit qu'en France, terre des libertés, la campagne électorale a fait une victime inocente alors qu'aucun changement politique, aucune cause intérieure n'expliquent pareille folie.
A ce stade de l'aveuglement qui tourne au drame, certains s'apercevront peut-être que tous les boulevards idéologiques ne sont pas bons à prendre et qu'il est surtout dangereux d'y suivre des gens qui font des arguments d'exclusion l'essentiel de leur discours.
L'heure est, bien sûr, à s'indigner et à condamner la violence et le crime. L'heure est aussi à la lucidité afin que personne n'oublie les vertus qui fondent les démocraties.
Pierre TARIBO
Le premier mort de la campagne
Ils étaient 2.000 hier matin, socialistes, mais aussi U.D.F, R.P.R. et barristes, à manifester contre le meurtre de Philippe Brocard par un membre du Front national. Une nécessaire unanimité.
PHILIPPE BROCARD était un militant socialiste. Il en est mort, poignardé, vendredi soir à Croissy-sur-Seine (Yvelines), par un militant du Front national, Régis Devaux, 23 ans, sergent de carrière au 5ème régiment d'infanterie, en garnison au camp de Frileuse, sur la commune de Beynes (Yvelines).
Le sergent est passé aux aveux dans l'après-midi, devant les policiers du S.R.P.J. de Versailles. Devaux et huit autres membres du parti de Jean-Marie Le Pen avaient été interpellés dans la nuit, peu après le meurtre, par une patrouille de police mise en alerte dans le département des Yvelines. Régis Devaux a été inculpé hier soir d'homicide volontaire et incarcéré. Il a été également inculpé de coups et blessures pour avoir frappé deux autres colleurs d'affiches du P.S.; de port d'arme de 6ème catégorie (couteau à cran d'arrêt) et de dégradation de véhicule (il avait mis à sac la voiture d'un militant socialiste).
Régis Devaux a été trouvé porteur de l'arme du crime, un couteau à cran d'arrêt et n'a pas pu longtemps nier sa culpabilité devant les questions pressantes des policiers.
Les neuf hommes de main du Front national, répartis dans trois voitures, collaient vendredi soir des affiches de leur parti, dans plusieurs communes des Yvelines. Philippe Brocard, 35 ans, marié, sans enfant, et deux de ses camarades, collaient eux aussi des affiches. Jean-Jacques Gaucher, l'un des mais de Philippe, a raconté le drame: "Nous avons vu un des panneaux du P.S. recouvert par des affiches du Front National. Nous avons tenté de les arracher. Soudain, trois voitures sont arrivés. Un groupe de plusieurs hommes en tenue paramilitaire en est descendu. L'altercation a éclaté très rapidement. : "Elles ne te plaisent pas nos affiches?" Puis tout est allé très vite? Bousculade, pluie de coups, matraques. Nous nous sommes retrouvés à terre, piétinés à coup de rangers. Puis un cri, mon ami Philippe venait d'être poignardé".
Unanime condamnation
Philippe Brocard, touché à l'aine, perdait son sang en abondance. Couché dans le caniveau, il était déjà dans le coma lorsque le S.A.M.U. est arrivé. Il est mort à son admission à l'hôpital de Saint-Germain-en-Laye. Le commando du Front national a poursuivi son collage, avant d'être interpellé à un contrôle routier.
Samedi, plusieurs personnalités de la majorité et de l'opposition, le Premier ministre Laurent Fabius en tête, ont publiquement dénoncé le meurtre de Philippe Brocard. M. Fabius à condamné "de la façon la plus ferme" le meurtre de Philippe Brocard déclarant "Je veux vraiement alors que nous sommes dans la dernière ligne droite de la campagne, dire aux Français et aux militants de toutes convictions qu'ils doivent s'abstenir de la violance. Ce n'est pas comme ça qu'on peut faire avancer les choses".
Lionel Jospin, le premier secrétaire du parti socialiste, qui participait à un "grand déjeuner républicain" à Vitrolles (Bouches-du-Rhône), a demandé à l'assistance une minute de silence pour "Olof Palme et pour celui qui est un inconnu pour vous et presque pour moi, notre camarade Philippe Brocard". M. Jospin, très ému par la mort du jeune militant P.S., a ajouté "j'ai du mal à comprendre la violence, la sauvagerie qui animent ceux qui assassinent à coups de couteau, un jeune homme qui colle ou décolle des affiches".
Le premier du R.P.R., Jacques Chirac, s'est de son côté déclaré "horrifié du développement de la violence, voire de la criminalité". Michel Rocard a parlé "d'acte ignoble", ajoutant que "ceux qui distillent une idéologie de violence portent la culpabilité d'orientation,la culpabilité dans le façonnage des mentalités, dans le fait de laisser croire que la violence règle quoi que ce soit en politique". La C.G.T. et la C.F.D.T. ont également condamné en termes vifs "cet acte de barbarie".
Georges Marchais a condamné, lui aussi "ce lâche attentat". "L'extrême-droite avec ses mensonges, sa démagogie effréfée, son racisme et sa violence, c'est tout ce qui nous fait horreur à nous communistes", a ajouté le secrétaire général du P.C.F.
Deux mille manifestants
Près de 2.000 personnes, avec en tête du cortège Michel Rocard, député des Yvelines et maire de Conflans, accompagné de son épouse, ont manifesta silencieusement, hier matin à Croissy-sur-Seine (Yvelines), pour protester contre ce meurtre. En tête du cortège, on notait la présence des députés sortants du P.S. dans les Yvelines: Martine Frachon, Bernard Schreiner, Guy Malandain, mais aussi de Jean-Paul Bachy, secrétire national du P.S. et de Daniel Mayer, ancien président de la ligue des droits de l'homme. Alain Krivine était également dans le cortège. En revanche, la famille de la victime, Philippe Brocarc, ne participait pas à cette manifestation.
Des représentants des listes du R.P.R., de l'U.D.F. et de la liste barriste dans les Yvelines ont participé à cette marche silencieuse.
Les manifestants se sont arrêtés symboliquement devant l'endroit, encore marqué à la craie sur le macadam, où Philippe Brocard a été poignardé à coups de couteau. Puis Michel Rocard a déposé une gerbe d'oeillets roses et de roses rouges devant le panneau électoral où le colleur d'affiches avait été agressé. Son compagnon, Jean-Jacques Gauchern conseiller municipal socialiste de Croissy, qui collait des affiches avec lui, et Daniel Roquette, secrétaire général de la confédération des cadres C.F.D.T, dont faisait partie la victime, ont collé symboliquement sur l'affiche de Le Pen le portrtait de Philippe Brocard.
-DEUX MILITANTS du R.P.R. ont été attaqués et poursuivis jusque chez eux, à Alfortville (Val-de-Marne), où leurs agresseurs, armés de manches de pioches, ont commis des déprédations, vendredi soir. Dans un communiqué, MM. Vivien et Giraud, s'inquiètent " de la tournure que prend la campagne dans le département" et notent que "le R.P.R. s'avère chaque jour davantage l'ennemi à abattre, pour cela tous les moyens sont bons".
La Nouvelle République, vers le 10 Mars 1986. Pour info, les élections législatives 1986 se déroulaient le 16 Mars. C'est le seul cas d'élections proportionnelles législatives sous la Vème République.
Le 20H du Samedi 8 Mars 1986
Antenne 2, Claude Sérillon