Retour sur les déblocages de raffineries ordonnés par l'Etat dans le cadre du mouvement de grève de 2010
Un article signé de la main d'un Ami de PPP
Il n’y a pas de constitutionnalité à géométrie variable. Chaque élément du bloc de constitutionnalité a la même valeur juridique. Il n’y a pas non plus de supra-constitutionnalité ni de libertés plus fondamentales que d’autres, dès lors qu’elles relèvent du bloc. En somme il est acquis au regard de la jurisprudence constitutionnelle qu’il n’y a pas de hiérarchie entre les droits et libertés constitutionnels et que ceux-ci doivent être conciliés entre eux (par exemple, pour la liberté d’expression et le respect de la vie privée qui sont deux droits qui peuvent se porter mutuellement atteinte).
Le droit de grève est une liberté fondamentale reconnue par le préambule de 1946 et a incontestablement valeur constitutionnelle. Mais la formulation de la disposition selon laquelle il «s’exerce dans le cadre des lois qui le réglementent» signifie que ce droit n’est pas sans limites. Il est possible d’intervenir pour encadrer/réglementer le droit de grève : c’est le cas pour gendarmes et militaires, magistrats, contrôleurs aériens, et quelques autres fonctions.
Plus largement tout ce qui touche à la souveraineté de l’Etat c'est-à-dire à sa survie même : police, justice, sécurité extérieure, défense, tout ce qui est plus largement régalien permet d’aménager l’exercice du droit de grève : l’aménager ne l’empêche pas de s’exercer, il demeure une liberté fondamentale du citoyen.
Mais là n’est pas vraiment la question.
Ici il est question d’évacuer de force des grévistes d’une raffinerie. Non d’encadrer a priori un droit. On se trouve davantage dans l’idée d’une action plus spontanée, lié à l’exercice excessif ou abusif d’une liberté. C’est donc un autre problème.
Le droit de grève s’exerce librement dès lors qu’il ne porte pas atteinte aux autres droits et libertés ainsi qu’à l’ordre public. On parle de conciliation entre plusieurs libertés concurrentes. Je rappelle la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen du 26 août 1789 (qui relève du bloc de constitutionnalité en vigueur) - (art. 4) : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui ». Donc le droit de grève ne doit pas être exercé dans un but nuisible. Il est une modalité d’expression d’un mécontentement social, mais en raison de l’ordre public, le préfet dispose d’un pouvoir de réquisition pour faire face aux nécessités du service public (continuité…) et de l’ordre public (cf, CE, 7 juillet 1950 Dehaene).
Ici, parce que cela met en péril l’économie du pays, que rien ne fonctionne sans essence, et que sans transports publics (donc services publics) ainsi que sans transports en général, l’économie s’arrête, notre pays devient dépendant énergétiquement (d’où les stocks stratégiques imposés par l’UE) et donc vulnérable sur la scène internationale, et bien l’approvisionnement devient une question de souveraineté où le fonctionnement de l’Etat peut être altéré. En effet, la continuité de l’Etat relève de la mission première du Président (art. 5 et 16 de la Constitution). C’est une justification mais insuffisante, bien qu’elle ne soit pas négligeable.
La vraie explication vient de ce que bloquer une raffinerie porte atteinte à la sécurité nationale et à l’ordre public, et surtout de ce que bloquer une raffinerie n’a rien à voir avec une grève, c'est-à-dire la revendication de l’amélioration des conditions de travail. Ici ce blocage était un mode de pression sur les députés chargés d’organiser une réforme sur les retraites. Ces députés sont légitimement élus et représentent toute la population, grévistes comme non grévistes. Ils représentent la nation dans son unité (art. 3 de la Déclaration de 1789 et art. 3 de la Constitution). Et on ne peut faire pression sur la représentation nationale qu’avec des moyens légaux : pétition, etc. La démocratie représentative ne connaît pas de mandat impératif. Sinon les députés ne sont plus ceux d’une Assemblée nationale, mais les simples « mandataires » du peuple, et en réalité d’une minorité non représentative de la population (les grévistes bloqueurs). La majorité elle est le résultat des élections : au Parlement. Et elle vote la Loi, qui représente la volonté générale (art. 6 Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789), formalisée (art 34 et s. de la Constitution).
En somme ce blocage n’est pas démocratique, il est l’expression d’un groupe de pression minoritaire qui de surcroît emploie des moyens qui dépassent la légalité démocratique (des moyens légaux existent en effet : pétition telle que prévue dans les règlements de l’Assemblée nationale et du Sénat, manifestation sur la voie publique après déclaration en préfecture, demande d’audience au gouvernement ou à des députés afin qu’ils s’expriment lors des questions au gouvernement…). Il porte atteinte à l’ordre public et compromet (en s’attaquant à une raffinerie en période de manque) à la sécurité nationale. Or le rôle de l’Etat est de se préserver pour préserver la nation, et donc l’ensemble des citoyens.
L’intervention est donc fondée en droit, notamment au regard de la Constitution. Car il y a en somme un « abus » du droit de grève en cette hypothèse.
La meilleure preuve est que l’Etat est responsable des dérapages causés lors des grèves qui portent atteinte aux tiers et se voit charger de les indemniser car il doit garantir les libertés mais aussi maintenir l’ordre public dans l’exercice de ces libertés. Je passe toute la jurisprudence sur les attroupements (Loi du 7 juillet 1983 et CE, 13 déc. 2002, Cie d’assurances les Lloyds de Londres) : responsabilité sans faute de l’Etat (aux termes d’un décret du 24 aout 1960, les forces de l’ordre peuvent disperser la foule après deux sommations restées infructueuses, V. aussi Loi du 7 juin 1948 et art. 431-3 et s. du code pénal). C’est donc un équilibre subtil. S’il ne garantit pas l’ordre, alors il commet une faute. On a été condamné ainsi par la CJCE. Pourquoi la CJCE ? Car le problème semble relever du droit interne et de surcroit en droit de l’Union, il y a le principe d’autonomie institutionnelle et procédurale des Etats membres. Certes, mais il reste que la grève avait par ses débordements attentatoires à l’ordre public, compromis l’exercice de la libre circulation des marchandises, prévue à nouveau dans le traité sur le fonctionnement de l’Union et à laquelle les Etats doivent concourir. L’Etat devait donc garantir le droit de grève mais préserver cette liberté de circulation en maintenant l’ordre public. A défaut, il a commis une faute engageant sa responsabilité. La CJCE confirmera en outre, bien plus tard, dans l’affaire du 11 décembre 2007, Viking Line, que le droit des syndicats de mener une action collective peut se voir limité par les règles du traité relatives à la liberté d’établissement.