Les archives dévoilent la paranoïa meurtrière du dictateur et la logique du putsch dans la révolution de 1989, qui était en fait un coup d’Etat qui a fait un millier de morts.
NB: Le Temps est un journal quotidien suisse qui a été fondé en 1998.
Etait-ce une révolution? Une conspiration? Un putsch? Un énorme chaos dont les plus habiles ont su tirer parti heure par heure pour se hisser au pouvoir? Vingt ans après les «événements» qui ont abouti au renversement du régime dictatorial en Roumanie et l’exécution du couple Ceausescu, le 25 décembre 1989, les Roumains ne connaissent toujours pas précisément l’origine ni les auteurs des décisions prises tout au long de ces journées dramatiques. Ils ne réussissent donc pas à s’approprier ces moments pour en faire «leur» histoire. C’était l’intérêt du régime qui a suivi qu’ils ne le fassent pas.
Pourtant, quelques documents permettent maintenant de mieux comprendre la logique générale de cette sanglante révolution, qui aura fait environ 1000 morts. L’historien Michnea Berindei, qui travaille sur les archives du Parti communiste ouvertes par le président Traian Basescu (réélu de justesse fin novembre), publie cette semaine dans l’hebdomadaire roumain 22 le sténogramme des dernières réunions du comité exécutif du PCR.
Les manifestations de soutien au pasteur Tökés menacé d’expulsion ont commencé le 16 décembre 1989 à Timisoara. Nicolae Ceausescu est en fureur. Le 17, devant la trentaine de responsables du comité exécutif, il s’en prend au chef de la Securitate, Iulian Vlad, au ministre de l’Intérieur, Tudor Postelnicu, et au ministre de la Défense, Vasile Milea: «Je vous avais dit de régler l’affaire, gronde-t-il, et vous ne l’avez pas fait!» Il leur reproche de ne pas avoir armé suffisamment les hommes envoyés sur place, de ne pas leur avoir donné des ordres précis: «D’abord envoyer des coups de semonce, puis tirer dans les jambes des récalcitrants» et, ajoute Elena, la femme du dictateur: «Mettre au trou ceux qui tombaient pour qu’ils ne puissent jamais sortir de là.»
Une folle discussion s’ensuit, certains pleurent ou protestent, d’autres renchérissent. Le chef de cabinet répète: «Il faut tirer, tirer…» Le ministre de la Défense rétorque: «J’ai consulté le règlement militaire et je n’ai pas vu que l’armée soit autorisée à tirer sur le peuple.»
Ceausescu s’énerve et demande de préparer la démission des trois hommes. Ils sont plusieurs à lui faire remarquer que «ce n’est pas le moment». Ceausescu pense avoir repris le contrôle. Il décide de partir comme prévu pour Téhéran, façon pour lui de prouver qu’il a les choses en main. Auparavant, il convoque en téléconférence tous les responsables du maintien de l’ordre dans le pays. Il exige que les troupes soient prêtes à intervenir, avec les armes et les munitions nécessaires.
En son absence, dit le Conducator, «ce sera Elena et Manea Manescu (le premier ministre) qui seront chargés d’exécuter mes ordres». Il ordonne encore d’armer les gardes patriotiques, ces unités présentes dans les usines, et dans les communes. Celles-ci devront faire partie d’unités mixtes avec les forces de la Securitate (la police secrète) et celles de l’armée. Ensemble, elles feront respecter l’ordre.
Quand le dictateur revient, deux jours plus tard, il constate que rien n’est réglé. Au contraire, Timisoara est en grève générale et la révolte a pris dans une dizaine d’autres villes du pays. Il pense alors avoir la preuve qu’un complot international est monté contre lui: George Bush et Mikhaïl Gorbatchev n’ont-ils pas parlé de la Roumanie lors de leur rencontre de Malte? Ne sont-ils pas en train de se mettre d’accord pour lui enlever «son indépendance»? Il est convaincu que, contre cette «ingérence étrangères», le peuple le soutiendra. C’est pourquoi il convoque la manifestation du 21 décembre à Bucarest. La veille, il s’adresse aux Roumains à la télévision pour les inviter à se rassembler derrière lui.
Entre-temps, l’armée a tiré à Timisoara, laissant près d’une centaine de personnes sur le sol. Les 4000 morts et plus annoncés par la presse sont un montage médiatique de la Securitate qui cherche à accabler Ceausescu car elle s’est déjà rangée du côté de la conspiration qui va le liquider. Radio Free Europe, qui a tout de suite identifié les sources douteuses de l’information, n’en a jamais parlé sur son antenne.
La démonstration patriotique du matin du 21 est ratée, comme on sait, puisque la foule siffle le dictateur. Dans l’après-midi, Ceausescu convoque ses trois ministres, Vasile Milea, Iulian Vlad et Tudor Postelnicu: «A partir de maintenant, dit-il, c’est moi qui prends les commandes.» Mila et Vlad baissent la tête en silence. Postelnicu approuve. Une partie de l’armée tire sur la foule, sur ordre direct de Ceausescu. L’autre sympathise avec elle. Milea et Vlad lui ordonnent de rentrer dans ses casernes, ce qu’elle fait partiellement.
Le 22 décembre, Vasile Milea se suicide (ou est suicidé). Les Roumains sont dans la rue. Ils réclament la fin du communisme. Beaucoup sont armés. Des quelque 1000 morts, beaucoup le doivent à des tirs amis ou à des règlements de comptes entre unités. Le chaos est total.