CONTES DE NOEL A TOULOUSE:
Le pillage tranquille d'un mammouth
Publicité Mammouth de 1976. Illustration prise sur marquesdisparues.voila.net
Vendredi soir, à l'heure de la grande foule, les caissières CGT de l'hyper-marché Mammouth de Toulouse, se mettent en grève et quittent leurs caisses. Malgré les appels désespérés du directeur, plusieurs centaines de clients emplissent leurs caddies et partent sans payer...Quinze millions de francs disparaissent en quinze minutes, dans la joie générale.
Au Mammouth de Toulouse, vendredi soir, les caisières déclenchent une grève sauvage. - Elles quittent leurs caisses. - Des centaines de clients emplissent et partent sans payer. - Le directeur de l'hyper-marché ne portera pas plainte.
1000 personnes un vendredi soir vers 21h45 dans les rayons d'un hyper-marché de Toulouse, un Mammouth qui écrase les prix. Les rayons célèbrent la grande bouffe de Noël. Des milliers de bouteilles, des tonnes de victuailles, des dizaines de milliers d'huîtres. Le temple croule sous les cargaisons d'offrandes payantes. Les rois mages de la société de consommation ont pourvu au nécessaire. Il suffit de payer pour avoir de quoi se faire péter la sous-ventrière et mourir comme les héros du film de Ferreri de sur-consommation.
On y croise, à cette heure tardive, des gens aux yeux embués de larmes. Malgré le désir qui jette leurs mains vers tous les rayons à la fois, ils doivent recompter mentalement leurs sous des centaines de fois, à tel point qu'ils frôlent la dépression nerveuse. Certains, n'en pouvant plus, décident de passer outre à la raison et s'offrent une coûteuse exception. Des envies grosses comme un kilo de foie gras et une caisse de bouteille de champagne, durement refoulées, les mains moites qui s'accrochent au guidon du caddie, les yeux ivers d'abondance. D'autres profitent d'un angle mort, l'oeil en embuscade pour faire disparaître, qui un fromage, qui une petite bouteille de vodka.
Les quarante caissières sont en sueur. Elles enfournent les millions anciens en cadence. Les néons, les annonces publicitaires, la vue de ces milliers et milliers de produits souvent inaccessibles, les cris des caissières, la course insensée des caddies, les embouteillages devant certains rayons, les queues de poisson, les coups de gueule. Mammouth devient agressif: il est au bord de la crise de nerfs générale. Il y a de la casse dans l'air. C'est Noël.
Il est 21h45 et les quarante caissières déclenchent une grève sauvage. Elles s'arrêtent brusquement, autant pour jouir de l'effet que pour obtenir une augmentation de salaire, que la direction, habituée à répondre à toute revendication par un licenciement, refuse. Les quarante caissières sont devenues quarante fées pour 1000 clients, elles abandonnent les caisses aux acheteurs interloqués. Quarante jeunes femmes, quarante fées leur offrent le magasin, comme Jésus avait de son temps chassé les marchands du temple. Mammouth est libéré.
La direction "demande à son aimable clientèle d'abandonner les caddies et les marchandises et de sortir par la porte centrale". Cet appel désespéré, le directeur le répète cinq fois. Mais il ne peut rien contre Noël et les quarante fées. Les surveillants chargés de dépister les voleurs regardent impuissants, la ruée vers la sortie, de centaines de caddies débordant de bouteilles, de victuailles, de dizaines de saucissons, d'autant de produit surgelés pour des gens qui ne possèdent pas de congélateurs. Le plaisir prend le pas sur la nécessité. Le père Noël s'est emparée de Mammouth: les clients peuvent se servir. Et ils se servent. Quinze millions d'anciens francs disparaissent en quinze minutes. Seules six personnes, plus frustrées que les autres, laisseront un chèque à des surveillants désemparés. "On a moins l'impression de voler lorsque ça se passe comme ça dans une grande surface que chez le petit épicier de quartier", entend-on en manière d'excuse. Voler une société anonyme, ce n'est plus voler.
Les pillards de Toulouse sont naturellement d'honnêtes gens. Il a suffit de quarante fées pour que le vernis de "bonne éducation" vole en éclats. Le nombre achevait d'abolir le risque, comme cela se passe dans les grands pillages. Il suffisait, comme des milliers d'autres d'ailleurs qui se retrouvent devant des tribunaux de flagrants délits. Voler dans les grands magasins est devenu une manière normale de faire son marché. Pas une entreprise à grande surface qui ne planifie la faucge dans son budget.
La morale de ce conte de Noël très moral, c'est que les Français sont moins cons que certains ne plaisent à dire.
Serge July
Libération, Lundi 20 Décembre 1976.
*: selon L'Humanité du 21 Décembre 1976, les caissières du Mammouth de Toulouse touchaient 1600 francs par mois quand leurs collègues de Carrefour et Euromarché de Toulouse gagnaient à conditions identiques 2000 francs.
NdPPP: pour les Toulousain(e)s, le Mammouth en question (10000m²) est devenu un centre commercial Auchan en 1997, situé sur la route de Lavaur.