"J'ai connu les bagnes d'enfants"
A Gençay, un homme de 84 ans, Lucien Boissière se rappelle les six longues années d'horreur qu'il a vécues sous le matricule 1343 sans jamais comprendre pourquoi il était là!
Loin du bruit, loin de la foule, à Gençay, chaque jour, un vieil homme se promène, et pose sur les enfants qu'il croise un regard attendri, un regard d'amour. S'appuyant sur sa canne, il porte les marques visibles de son adolescence massacrée, mais plus douloureux encore est le souvenir de six années passées dans un bagne d'enfants. Cet homme, c'est Lucien Boissière.
Généreux, altruiste, désintéressé, d'une bonté exemplaire, homme de coeur, d'honneur, et de bien, après tant de souffrances endurées, après avoir connu et subi la violence, la haine, l'injustice, il dispense encore aujourd'hui aide et amour.
Lucien Boissière aura 84 ans en janvier prochain, mais il n'a pas oublié, il ne pourra jamais oublier qu'il a porté durant six longues années le matricule 1343. Il raconte, et quand il parle on a le sentiment que tout s'est passé hier.
"Ce soir de mars 1916..."
"Mon père était un homme extraordinaire" raconte Lucien Boissière. "Clicheur à la "Dépêche de Rouen", il aimait le sport et le pratiquait. Mamère était tisseuse. C'était une femme douce et effacée. J'avais deux frères, Raymond et Roger. En 1914, la guerre éclate, c'est l'année où j'obtiens mon certificat d'études. Les mois passent et mon père part pour le front. Jamais plus je ne le reverrai. Il sera porté disparu et on apprendra quelques années plus tard qu'il a été tué pendant la bataille de Champagne. Nous étions en mars 1916, j'avais 14 ans.
Il faisait bon, et un soir, je suis sorti me promener. Sans bien savoir pourquoi, je me suis retrouvé près du camp des Anglais, et dix minutes plus tard, la police nous embarquait, moi et quelques camarades. Je ne comprends toujours pas aujourd'hui quel mal j'avais fait". Commissariat, prison, simulacre de procès, et pour Lucien Boissière début d'un cauchemar à la seconde même où il entend cette phrase: "Votre mère déclare accepter que vous soyez placé par les soins de l'Etat". Et c'est le départ vers la Colonie Agricole Pénitentiaire d'Auberive*, la vie en cellule, le matricule 1343: "Ecrasé, anéanti, j'allais devenir un numéro pendant six longues années".
"Mater" des innocents..."
"L'heure de la soumission permanente avait sonné" explique Lucien Boissière, "pour moi comme pour des milliers d'innocents qui devaient subir dans ces bagnes d'enfants, brimades, contraintes, punitions, sans que personne ne se dressât pour l'abolition de ces procédés inhumains. Comme les autres, je portais un treillis blanc, une chemise, un béret et des galoches. Nous n'avions droit à 100 grammes de pain par jour et de la soupe. Je reçus le baptême anti-mouchard et je me retrouvais en sang, c'est ainsi que les plus anciens pensionnaires accueillaient le nouvel arrivant. Après le travail en atelier, je gagnais ma cellule qui avait pour seul ornement un vase de nuit dans lequel nous devions uniquement uriner. Si on y faisait le reste, nous subissions la punition de la "planche".
Le soir, on m'ordonna de sortir mon matelas, ma couverture, mon treillis, mes galoches, de relever mon lit de fer contre le mur et de passer la nuit à même le sol. C'était cela "la plache" pour un oui, pour un non, pour rien. L'hiver, il faisait jusqu'à moins trente degrès, et quand la grippe espagnole a sévi, c'était toujours la même couronne de perles qui recouvrait les petits cercueils de bois blanc".
Infirme pour le restant de ses jours
Lucien Boissière poursuit son récit: "J'étais dans ma seizième année, et un jour que je portais une bûche de 50 kilos, je fis un faux-pas et me fracturais la jambe. Poussé jusqu'à l'infirmerie par un gardien qui trouvait que je n'avançais pas assez vite, je reçus pour tout traitement un seau d'eua glacée sur les reins et des ricanements. Je fus enfermé dans une cellule pendant huit jours avec un cachet quotidien de je ne sais quoi. La fracture s'est ressoudée avec le temps, mais si mal que je resterai infirme jusqu'à la fin de mes jours. Que dire des douze heures par jour passées en cellule, imposées, prétendait-on, pour éviter la promiscuité alors que souvent le soir on entendait un gardien célibataire venir ouvrir la cellule d'un giron et l'emmener dans sa chambre?
Au beau milieu de cette jungle, les gosses que nous étions subissaient une sorte de dressage et devions faire seuls les frais de ce qui serait notre adaptation consacrant ainsi le droit du plus fort selon le jugement de Pascal: "Ne pouvant fortifier la justice, on a justifié la force". Je savais que j'essaierai de montrer par l'exemple envers et contre tout, ce que peuvent la volonté et le courage en pruvant que rien n'est jamais perdu" ajoute Lucien Boissière.
Pardonner et aimer...
Lucien Boissière a quitté la Colonie pénitentiaire d'Auberive à 20 ans. Lui qui avait été jugé, maltraté, mal aimé, lui qui n'avait connu la violence, la soufflance physique et morale, lui qui n'avait été qu'un simple numéro, il a par ses actions multiples, tout au long de sa vie, et aujourd'hui encore, répondu en pardonnant, en aidant, en soulageant tous ceux qu'il voyait dans la misère, et surtout les enfants. Cela s'appelle la charité, mieux cela s'appelle l'amour!
Dominique FOUCTEAU-TANIOU
Centre Presse, 10 Novembre 1984.
*NdPPP: Auberive, une petite commune de 200 habitants (environ 700 en 1914), en Haute-Marne. La colonie se trouvait dans l'abbaye d'Auberive, d'abord pour les délinquantes de 1885 à 1891, puis est devenue en 1894 la Colonie Pénitentiaire Agricole, jusqu'à la fermeture des portes en 1924.
Par ailleurs, sachez que le premier centre pénitentiaire pour enfants a été crée en Indre et Loire, à Mettray en 1840. Leur abolition n'a eu lieu qu'avec la réforme sur la délinquance juvénile, avec une ordonnance de...1945.