Moyen Orient et Monde
Deux jeunes combattants détruisant une photo de Bachar al-Assad à Alep (@ Ammar Abd Rabbo) Cliché de 2013.
Joshua Landis revient sur les enjeux des bombardements de la coalition contre l'EI et sur l'évolution des rapports de force autour de la capitale du Nord syrien.
En bombardant les positions de l'organisation État islamique (EI) à Sourane (dans la province de Hama), la coalition internationale a indirectement favorisé plusieurs groupes armés qui combattent l'EI depuis une dizaine de jours dans cette région, parmi lesquels le Front al-Nosra. Cette décision, qui pourrait révéler un changement de tactique dans la stratégie américaine, peut se comprendre dans un contexte général qui prend en compte la position des trois principaux acteurs de la crise syrienne : le régime Assad, l'EI et al-Nosra.
Pour Joshua Landis, directeur du Centre pour les études sur le Moyen-Orient, les frappes de la coalition pourraient être un rééquilibrage, quelques jours après que l'ambassade américaine à Damas (fermée) eut accusé sur Twitter le régime de bombarder les rebelles au profit de l'EI. « Les Américains subissent une forte pression de la part de leurs alliés pour venir en aide aux rebelles. Mais les États-Unis se trouvent dans une position très embarrassante : soit ils aident les rebelles contre Assad, mais cela veut dire soutenir indirectement el-Qaëda ; soit ils ne les aident pas, ce qui peut renforcer les positions de l'EI ou du régime », analyse M. Landis. Les États-Unis se trouvent donc face à une équation à trois variables où aucune des solutions possibles ne leur convient réellement. « Washington souhaite la fragmentation de la Syrie, parce qu'il considère les trois acteurs susceptibles de prendre le dessus comme des ennemis », relève le spécialiste.
La logique d'Assad
L'intervention de la coalition dans les combats qui opposent l'EI aux groupes rebelles s'inscrit dans un quadruple contexte. Un : la lutte contre l'EI, dont les États-Unis ont fait « une priorité absolue, quitte à devenir l'allié de circonstance d'el-Qaëda ». Deux : la tentative de normalisation de l'image du Front al-Nosra, initiée par le Qatar et la Turquie. « Mais cette normalisation ne plaît pas forcément aux Américains, ni mêmes aux Saoudiens », estime M. Landis. Trois : la coalition ne bombarde pas les positions de l'EI dans les combats qui l'opposent aux forces du régime à Hassaké. Quatre : cette bataille peut foncièrement changer le rapport de force dans le nord de la Syrie.
« L'EI cherche à couper la route d'approvisionnement qui relie Alep à la Turquie. Sans cet approvisionnement, les groupes rebelles seraient très affaiblis. Il est logique qu'Assad veuille aider l'EI dans cette perspective d'affaiblissement des groupes rebelles. Assad a toujours vécu et survécu parce qu'il pouvait diviser ses ennemis. Il était le maître du jeu », considère l'analyste. Selon lui, le président syrien aurait poussé les deux parties à poursuivre les combats, alors qu'elles étaient précédemment tombées d'accord pour un cessez-le-feu.
« La grande cible de tous les côtés »
Dans le nord de la Syrie, les trois grandes forces se préparent à une bataille pour la ville d'Alep qui « est devenue la grande cible de tous les côtés ». « Avec la perte d'Idlib et de Jisr el-Choughour, la question d'Alep est redevenue centrale », estime M. Landis. « Les rebelles et l'EI veulent absolument conquérir Alep parce que c'est la capitale du nord de la Syrie. Pour l'un comme pour l'autre, c'est une condition essentielle pour la formation d'un État indépendant », ajoute-t-il.
Du côté du régime, la donne est plus complexe. Les Iraniens considèrent qu'Assad n'est pas en mesure de défendre Alep et qu'il doit privilégier la défense de Damas. « Mais Assad résiste à la logique iranienne pour l'instant », d'après M. Landis. « Il y a actuellement 2 millions de personnes qui vivent dans la partie d'Alep contrôlée par le régime, dont 150 000 chrétiens. Dans la partie contrôlée par les rebelles, il y avait 3 millions de personnes, mais à cause des bombardements du régime, il ne reste que 200 000 personnes, ce qui laisse un grand vide », relève l'expert.
Le régime est donc dans une position extrêmement complexe. Il ne dispose pas des moyens nécessaires pour défendre dans le même temps Alep et Damas. Mais s'il laisse tomber Alep, la population qui lui était restée fidèle sera « à la merci des rebelles ou de l'EI ». « Or c'est le même type de personnes qui habitent à Damas. Si M. Assad abandonne Alep, toutes les personnes qui ont mis leur destin entre ses mains douteront de sa capacité à les protéger. Ce sera perçue comme une trahison, et ce sera un coup très dur pour le régime », analyse l'expert.
« Assad est encore fidèle au mythe baassiste et à la protection des grandes villes, mais il va être obligé de changer de logique, ce qui va l'amener à accepter qu'il ne pourra plus jamais reconquérir la Syrie », conclut Joshua Landis.