OUI, dimanche, c'était la fête. Comme un 14-Juillet électoral. Cette joie populaire spontanément éclose sur le pavé des rues, cette liesse soudaine, cette euphorie profonde après un si long accablement, ces cortèges, ces farandoles de gens heureux qui se congratulaient, qui voyaient la nuit en rose, tout ce bonheur d'un soir donne la mesure de l'espérance soulevée par la victoire de Mitterrand, comme celle du soulagement et du contentement provoqués par la défaite de Giscard.
Le président sorti, le monarque irrévocablement contrarié et renversé, qui aime tant les symboles, a dû apprécier celui-ci: il est tombé le jour du 207e anniversaire de la mort de Louis XV dont il se prétendait l'héritier naturel. Vive la République!
"J'ai été renvoyé comme un domestique", rageait Giscard, en janvier 1966, après avoir été expulsé du gouvernement par de Gaulle. Le 10 mai 1981 les Français l'ont chassé comme un mauvais maître. En 1974 il avait élu avec un peu plus de 400000 voix d'avance. Sept ans plus tard, alors qu'il avait à sa disposition l'Etat, l'argent, les médias et qu'il en usait sans vergogne, alors qu'il se croyait, avec sa modestie coutumière, le Français le plus intelligent de l'Hexagone et le chef d'Etat le plus capable du monde, il est battu de plus d'un million de voix. Ce n'est pas une défaite, c'est une débâcle. Ce n'est pas un échec, c'est une leçon.
De cette déroute, le vaincu, quelque commisération naturelle qu'on puisse avoir pour un vaincu, ne sort pas grandi. Les derniers temps de la campagne, Giscard les a passés dans la position du tireur dans le dos, multipliant vilenies et saloperies au fur et à mesure qu'il sentait le succès lui échapper. Tous les coups bas lui ont été bons. On ne fera même pas le déshonneur à cette ganache de De Boissieu de supposer que c'est dans sa cervelle épaisse qu'il a trouvé tout seul l'idée de faire parler les morts. Mais la prétendue voix d'outre-tombe de De Gaulle n'en a pas apporté plus à Giscard. Elle lui en a probablement par dégoût, retiré beaucoup.
La greffe du giscardisme n'a, heureusement pas pris sur l'organisme de Madame la France. Le 10 mai, le rejet a été brutal. Rejet salvateur...Les électrices et les électeurs ont condamné une politique qui consistait à fabriquer inlassablement, et dans la bonne conscience docte et diserte du barro-giscardisme, du chômage, de l'inflation, des injustices criantes, des inégalités flagrantes. Au-delà de la politique, ils ont condamné aussi un homme, son style, son arrogance, sa suffisance, sa prétention, sa méchanceté, ses fausses élégances, ses vraies hypocrisies, ses "affaires". Oui, ses "affaires".
Il était de bon ton, avant l'élection présidentielle, de prétendre que les "affaires", les diamants, n'étaient que bagatelles et futilités qui n'auraient aucune importance sur le jugement des électeurs. "Absolument aucune importance", tonitruait Poniatowski. Ah! mon prince! quelle erreur était la vôte! C'est aussi pour des raisons morales, par mesure d'hygiène publique, de salubrité civique, que les électeurs ont rejeté l'ingrat cousin de Bokassa.
Les défaites - et Mitterrand en a connu quelques unes avant de toucher au port - trompent des âmes fortes. Il ne semble pas que l'enfant gâté Giscard, au lendemain de son gros chagrin du 10 mai, soit dans l'état d'esprit d'un moraliste. Il a ressenti le verdict du peuple comme une "injustice intolérable". Si ce peuple avait eu quelque sens commun et un minimum de reconnaissance et de savoir-vivre, c'est à 60% des suffrages au moins qu'il aurait dû réélire son Louis XV du XXe siècle qui avait "accepté" (le mot figure dans son ultime adresse de la campagne électorale) de se laisser remettre en question.
Au lieu de se faire oublier, de prendre du champ, de la hauteur et le temps qu'il faut pour réfléchir, panser ses plaies et penser à ses erreurs et à ses fautes, le voilà qui veut conduire la bataille de la nouvelle opposition aux prochaine législatives, ne rêvant qu'à se venger de Mitterrand et surtout de Chirac. Comme ils sont drôles à observer, le maire de Paris et l'ex-maire de Chamalières, les deux candidats au "ministère de la parole"! Chirac c'est le Recours. Giscard ce sera la Revanche. On le sent déjà dans la peau de l'émigré de l'intérieur qui n'a rien appris et rien oublié.
C'est bon signe pour Mitterrand, cette bataille de chiffonniers dans les arrières-cours de l'ex-majorité. Mais quel travail il a devant lui, Mitterrand: dégiscardiser l'Etat, ne pas tomber dans les erreurs de tempérament de son prédécesseur, républicaniser la Cinquième. Vaste programme.
André Ribaud, Le Canard Enchaîné, Mercredi 13 Mai 1981.