Bas les pintes
Alors que les pubs britanniques connaissent une crise sans précédent, une chaîne d'établissements se développe en misant sur la simplicité, à rebours de la mode hispter, et sur la bière pas chère.
Les pubs du Royaume-Uni ferment au rythme déprimant de trente par semaine. Dans les établissements qui servent toujours de la bière, on donne dans la gastronomie, le bar à thème ou la prétentieuse bière artisanale. Louée soit dont la chaîne JD Wetherspoon! Elle a beau être copieusement vilipendée, elle estl'un des derniers bastions du vrai pub britannique.
Le Wetherspoon le plus proche de chez moi, dans le nord de Londres, est le plus ancien du groupe à être encore en activité, puisqu'il a dévoilé ses pompes en 1983. C'est une institution dans le coin. Il y a du monde pour le petit déjeuner, où il propose bagels, pancakes, porridge, café Lavazza (99 pence, à volonté) et un solide petit déjeuner anglais pour 3 livres [4 euros]. Il y a du monde dans la journée, entre les petits vieux et les clients du bookmaker. Il y a du monde le soir, quand débarquent les étudiants, ceux qui viennent dîner et ceux qui viennent s'en jeter un après le travail.
Le pays compte désormais 931 pubs Wetherspoon, souvent installés dans des bâtiments classés: anciens théâtres, cinémas, banques, églises, et même une piscine, à Sheffield. Sans cela, certains de ces beaux édifices seraient déjà en ruines ou auraient été transformés en appartements de luxe comme ceux que l'on trouve aujourd'hui partout. Ils sont donc préservés et constituent toujours des centres animés, bien que d'une façon différente, plus alcoolisée.
La chaîne s'est faite le champion de la bière non pasteurisée, des prix bas, des longues heures d'ouverture et, surtout, de l'absence de musique. Ce dernier point peut sembler ringard mais c'est la clé de l'atmosphère à l'ancienne des pubs Wetherspoon. En l'absence de musique imposée Les snobs vont peut-être se moquer de moi, mais je trouve que ces pubs - bien gérés, fiables, rassurants, moitié moins chers que leurs concurrents chichiteux - constituent un antidote rafraîchissant à l'invasion par les hispters de nos centres-villes. D'ailleurs, les pubs branchés se ressemblent tous. Mobilier vieilli, tableaux noirs, ampoules nues; tenus et fréquentés par des barbus obsédés par la bière artisanale, les manches de chemises négligemment roulées pour exhiber leurs tatouages de marin; bière au houblon et vin bio pour les mecs, coktail en pot de pour ces dames; et un burger vuit à la plancha hors de prix si on a un petitcreux.
Ni bios ni artisanaux, les Wetherspoon font cependant de la bonne bouffe de pub. Le curry club du jeudi est sans doute leur promotion la plus réputée mais elle vaut le coup la plus grande partie de la semaine, tout comme le rôti du dimanche, le lundi mexicain et le steak club du mardi. La carte indique le nombre de calories de chaque plat - ils sont bien les seuls à faire ça. Dans les aéroports, ils servent à 7 heures du matin des pintes de Stella et des oeufs au bacon ou autres saucisses-frites (histoire de se tapisser l'estomac avant d'aller enterrer sa vie de garçon ou de partir au soleil), sous les regards torves des hommes d'affaires qui se la pètent.
Mais en fait, on va chez Wetherspoon pour se pinter copieusement à bon marché - facteur non négligeable en temps de crise. Les jeunes y font le plein avant d'aller faire la fête. On s'y retrouve avant ou après un match ou un concert. Les plus âgés y picolent en refaisant le monde pour des somes ridicules - la pinte à moins de 3 livres, de la bouteille de vin à 9 livres [12 euros], de celle de prosecco à 14 livres [20 euros]..Si on tient aux bières artisanales, il y en a une gamme impressionnnante, des pépites étrangères et beaucoup d'autres venant de petites brasseries. Elles sont servies par un barman souriant vêtu d'une chemise classe et non par un frimeur revêche en chemise à carreaux.
Les gens n'y postent pas leur dîner sur Instagram, ils ne proclament pas qu'ils y sont sur Facebook. Ils décompressent et se saoulent à peu de frais. Quand on paie une tournée, on nous rend la monnaie, on n'a pas à farfouiller dans ses poches, le visage en feu, parce qu'on a sous-estimé l'addition.
Wetherspoon est un peu "vulgos" peut-être, mais ce genre de qualificatif en dit davantage sur celui qui l'emploi que sur sa cible. Ce sont de vrais pubs, où on trouve un mélange de gens ordinaires, comme il se doit. Un lieu démocratique qui contribue au bonheur humain sans péter plus haut que son anus bio.
Je lève ma pinte à 3 livres à ça.
Michael Hogan - The Daily Telegraph, 21 Avril 2015.
Repris par Courrier International, N°1278 du 30 Avril 2015.