Un chalutier de 48 mètres équipé de voiles, cela ne passe pas inaperçu. Surtout lorsqu’il croise depuis 1977 dans toutes les mers du monde pour défendre la cause écologiste, et lorsqu’il relâche dans le port néo-zélandais d’Auckland avant de se lancer à l’assaut de la Polynésie française avec, pour toute arme, d’énormes banderoles exigeant l’arrêt des essais nucléaires à Mururoa. Le Rainbow-Warrior et ses vingt-cinq passagers n’arriveront jamais au bout de cette pacifique mission : le 10 juillet 1985, ce navire battant pavillon anglais et affrété par Greenpeace est coulé par deux mines de 20 kilos fixées sur sa coque. Le photographe du mouvement pacifiste, Fernando Pereira, est tué.
De port en port, cet attentat ahurissant suscite aussitôt des rumeurs qui auraient fait les délices de Joseph Conrad. La piste se précise rapidement: le coup viendrait de Nouvelle-Calédonie, et peut-être de France. L’équipe policière néo-zélandaise (66 détectives), conduite par le commissaire Allan Galbraith, retrouve dans le port un canot gonflable Zodiac, une petite bouteille d’oxygène de fabrication française et un moteur de hors-bord ; elle se lance sur la piste d’un yacht loué à Nouméa Yacht Charter, et qui se trouvait non loin d’Auckland au moment de l’affaire, l’Ouvéa. Surtout, elle arrête deux suspects qui, contrairement à ce que proclament leurs passeports, ne sont pas suisses et ne s’appellent pas Alain-Jacques et Sophie-Claire Turenge : ces deux-là sont bien français, ils sont arrivés à Auckland le 22 juin dans le seul et unique but, estime la police néo-zélandaise, de faire sauter le Rainbow-Warrior. Ils comparaissent la semaine suivante devant la justice de Nouvelle-Zélande.
L’enquête poursuit sa filière tricolore. Il y a d’abord un ressortissant français qui se trouvait à bord de l’Ouvéa le jour de l’attentat, et qui est parti ensuite pour Tahiti. Arrêté et interrogé, il est lavé de tout soupçon. Il y a une jeune Française, Frédérique B., qui s’est jointe à l’équipe de Greenpeace et que la police soupçonne d’avoir joué le rôle de «taupe ». Selon le New Zealand Herald, elle a quitté précipitamment Auckland, s’est rendue en Israël - où la police a confirmé sa présence jusqu’au 19 juillet - puis au Liban où elle a disparu ; durant son séjour néo-zélandais, elle a été maintes fois en contact épistolaire ou téléphonique avec Paris, et notamment avec un mystérieux «homme d’affaires» lui aussi français.
Il y a aussi l’Ouvéa et son équipage : Jean-Michel Berthelot, Eric Audrenc, Raymond Velche et Xavier Maniguet. Tous français. Les deux derniers, arrivés de Paris à Nouméa, s’étaient présentés comme des navigateurs chevronnés en louant le ketch, mais dans les milieux de la voile, à Paris ou à Dieppe (ville d’origine de Maniguet), leur nom ne dit rien du tout. Maniguet est déposé par ses camarades à Norfolk pour gagner Sydney le 17 juillet ; il va ensuite rentrer à Paris, tandis que le ketch poursuit sa route… Une route bien mystérieuse, puisque personne ne le reverra plus ! Après avoir donné une fausse position par radio, l’Ouvéa disparaît et, le 29 juillet, les autorités néo-zélandaises abandonnent leurs recherches, estimant qu’il a été sabordé par son équipage dans un endroit retiré où «on » les attendait. Du travail de professionnels.
Ce qui est moins professionnel, c’est la quantité d’indices laissés dans le port d’Auckland. Le commando, estime-t-on à Wellington, a travaillé en deux groupes : le couple faussement helvétique aurait loué un camping-car pour acheminer les bombes jusqu’au port d’Auckland, il les a posées et devait être récupéré par le voilier pour s’enfuir mais cela n’a pas marché. Tout ce matériel abandonné correspond-t-il à une volonté délibérée, la volonté de signer d’une certaine manière l’attentat, ou à l’affolement d’une équipe mal soudée ? Xavier Maniguet, le seul acolyte dont on sait qu’il est rentré en France (même s’il se cache dans les environs de Dieppe), se serait confié à l’Aéro-Club de Saint-Aubin-sur-Scie. Médecin itinérant, il jouit à Dieppe d’une réputation de jeune (37 ans) flambeur (il roule en Porsche et possède un avion) très attiré par l’extrême droite. C’est pour lui, pour les trois autres marins qui se sont évaporés, et pour les correspondants de la jeune Française, qu’une commissaire néo-zélandaise est arrivée mardi soir à Paris. Pour eux, mais aussi pour les relations qu’ils entretiendraient avec les services secrets français. Officiellement (et diplomatiquement), la Nouvelle-Zélande s’est félicitée de la bonne coopération entre ses propres services, la police française et Interpol. Mais les autorités policières françaises à Nouméa ne semblent pas avoir manifesté un grand enthousiasme à prêter main forte aux Néo-Zélandais. L’ambassade de France à Wellington s’est contentée d’affirmer que la France n’avait rien à voir avec cette sombre histoire. Ce silence ou cette gêne ont permis toutes les spéculations sur le rôle d’agents de la DGSE, ou d’anciens agents de la «Piscine». Les Néo-Zélandais n’accusent évidemment pas les services français ; mais plusieurs éléments de l’enquête font apparaître la trace d’un cocktail d’activistes d’extrême droite et de «spécialistes».