La Une de la Nouvelle République, Mercredi 30 Avril 1986. L'Europe n'a eu "vent" de la catastrophe que dans la journée du 29, soit plus de 72H après l'explosion du réacteur n°4 de la centrale de Tchernobyl.
LE MONDE | 25.04.2012 à 15h25 • Mis à jour le 25.04.2012 à 16h20
Sur le papier, l'opération a tout du casse-tête. Le 15 mars, un bateau chargé à Venise (Italie) d'un millier de tonnes de poutres métalliques est arrivé à Odessa (Ukraine). Direction : Tchernobyl, 600 kilomètres au nord, grâce à un convoi d'une soixantaine de camions. Ce sont les premiers éléments de l'arche qui doit recouvrir le réacteur accidenté et dont le montage vient de commencer, vingt-six ans après la catastrophe du 26 avril 1986.
D'ici à juin 2013, 23 000 tonnes de structures en acier et en aluminium vont traverser l'Europe, soit l'équivalent de trois tours Eiffel. De quoi remplir une quinzaine de navires et un bon millier de semi-remorques...
La construction d'une enceinte étanche au-dessus du réacteur n° 4 de la centrale nucléaire ukrainienne se matérialise enfin. Signé en 2007, le projet a pris trois ans de retard : alors qu'il devait être inauguré en 2012, le sarcophage ne sera pas terminé avant l'automne 2015, au mieux. "C'est un calendrier ambitieux mais réaliste", assure Vince Novak, directeur de la sûreté nucléaire à la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD), chargée de gérer les fonds dédiés au projet.
Son coût a également dérapé. Initialement prévu à 930 millions d'euros, le budget de l'opération a été porté l'an dernier à 1,54 milliard, financés principalement par les pays européens. A elle seule, la construction de l'arche, dont la réalisation a été confiée à Novarka, un consortium détenu à parité par les français Bouygues et Vinci, devrait coûter 971 millions d'euros au lieu des 430 millions prévus initialement. De quoi s'offrir deux Stades de France.
"SANS ÉQUIVALENT DANS LE MONDE"
"Ce projet est un prototype sans équivalent dans le monde, justifie Jean-Pierre Dauban, directeur de secteur chez Vinci Construction, chargé du chantier de Tchernobyl. La conception de l'ouvrage s'est révélée beaucoup plus compliquée que prévu et a nécessité des études approfondies."
Le défi technique apparaît en effet démesuré. Pour confiner les radiations qui s'échappent du sarcophage de béton construit à la hâte par les Russes et aujourd'hui fissuré (on estime à 150 mètres carrés les espaces à ciel ouvert), les ingénieurs de Novarka ont imaginé tout simplement la plus grande arche jamais construite au monde. Haute de 108 mètres (la statue de la Liberté pourrait y tenir debout), longue de 162 mètres, dotée d'une double peau de douze mètres d'épaisseur, elle doit empêcher la radioactivité de s'échapper pendant au moins un siècle : c'est la durée garantie dans le contrat.
UNE OPÉRATION COMPLIQUÉE
Pour concevoir ce bâtiment, un million d'heures d'ingénierie ont été nécessaires. "Nous avons tout mis au point nous-mêmes, explique Jean-Pierre Dauban. Même la membrane étanche en néoprène de jonction entre l'arche et les bâtiments existants, qui pourra supporter des oscillations allant jusqu'à un mètre en cas de tornade."
La plupart des aléas ont été pris en compte, assure le constructeur : l'effet des radiations sur les matériaux, les risques de séisme, la corrosion des parties métalliques... Près de 4 kilomètres de gaines de ventilation vont ainsi être installées sous l'arche pour maintenir une température et une humidité constantes.
Ce que les spécialistes craignent le plus, c'est l'incendie. La structure a été conçue pour résister à une température de 700 degrés. Un feu dans une cage d'escalier peut atteindre 1 200 degrés mais les experts assurent que, sous l'arche, très vaste, de telles températures ne peuvent être atteintes.
Autre difficulté que les ingénieurs ont dû résoudre, le chantier se déroulant au pied même de la centrale de Tchernobyl : l'assemblage de l'arche s'effectue à 300 mètres seulement du réacteur. Ce n'est qu'une fois assemblé que le nouveau sarcophage sera poussé sur deux rails géants par des vérins hydrauliques pilotés par ordinateur, pour venir coiffer l'ancien cercueil de béton.
Pour permettre à ses ouvriers de travailler dans des conditions acceptables de sécurité, le consortium a dû décontaminer 9 hectares de terrain. "Nous avons coulé 25 000 mètres cubes de béton sur 30 centimètres d'épaisseur afin d'empêcher toute émission de radioactivité depuis le sol", précise Stéphane Abry, directeur opérationnel chez Vinci Construction.
A elle seule, cette opération a pris un an et demi. Au total, 55 000 mètres cubes de matières contaminées, "des poutrelles métalliques tordues, des morceaux de grues, de la ferraille en pagaille", et 135 000 mètres cubes de matériaux propres ont été déblayés sur quatre mètres de hauteur.
Une opération compliquée, qui permet aujourd'hui aux 1 200 ouvriers présents sur le site de travailler normalement. "Ils n'ont plus besoin de protections particulières", assure-t-on chez Novarka. Les 150 expatriés français présents à Tchernobyl ne perçoivent d'ailleurs pas de prime de risque, puisque le chantier est considéré comme "standard" par Bouygues et Vinci.
Enfin, presque : les ouvriers qui ont posé les fondations de l'arche autour de la centrale ont dû travailler à l'abri d'écrans en béton et en plomb. Et chaque salarié doit garder un dosimètre individuel autour du cou, pour mesurer son exposition aux radiations. Dès qu'un ouvrier atteint 60% des doses admissibles, il doit quitter le chantier.
Une fois l'arche terminée et posée sur le réacteur, restera à démanteler la centrale : plusieurs dizaines, voire centaines de tonnes de déchets radioactifs se trouvent en effet encore sous les décombres du réacteur n° 4.
Un pont roulant de 100 mètres de long (la taille d'un terrain de football), capable de tracter des charges de 50 tonnes, va être installé sous le dôme par les deux géants français du BTP. Actuellement en construction aux Etats-Unis, il doit être livré en trois morceaux à Tchernobyl fin 2013.
Une plate-forme sera ensuite greffée dessus, à partir de laquelle seront pilotés des robots qui viendront casser l'ancien sarcophage pour recueillir les matériaux contaminés. "Mais ça ne fait pas partie de notre contrat, c'est de la responsabilité des Ukrainiens", précise-t-on chez Bouygues. Selon les spécialistes, aucune tentative de récupération ne devrait avoir lieu avant... un siècle.
Cédric Pietralunga
Un chantier aux dimensions titanesques
400 pieux métalliques d'un mètre de diamètre, remplis de béton et enfoncés à 25 mètres de profondeur, supporteront l'arche, dont le poids total (structure plus équipements) atteindra 30 000 tonnes.
80 000 m2 de panneaux en matériau composite seront posés sur l'arche pour assurer son étanchéité. L'épaisseur de la paroi extérieure sera à elle seule de 60 centimètres.
600 000 boulons de 30 millimètres sont prévus pour assembler la charpente métallique, dont les différents éléments sont fournis par l'italien Cimolai, qui les fabrique à Pordenone, une petite ville du Frioul située près de Venise.
189 kilomètres de câbles électriques seront installés dans l'arche pour alimenter les capteurs et les caméras qui permettront de surveiller l'intérieur du sarcophage. 18 kilomètres de fibres optiques seront également posés.
23 portes blindées de 8 mètres sur 8,6, couplées à un sas de décontamination, doivent servir à sortir les matériaux irradiés lors de la phase de démantèlement de la centrale.
5 millions d'heures de travail sont prévues pour construire l'arche métallique, sans compter un million d'heures d'ingénierie.