Rencontre | Avec “Platane”, diffusée le lundi sur Canal+, Eric Judor passe en mode solo. Une série osée et bien frappée où l'on retrouve l'humour kamikaze et l'autodérision féroce du comédien.
Jouer au flic et au voyou dans un Paris désert, transformer la tour Montparnasse en cour de récré pour laveurs de vitres décérébrés, créer des moutons fans de Karl Lagerfeld, pourrir la vie de chroniqueurs télé à coup de vannes débiles... En quinze ans de carrière, la complicité d'Eric et Ramzy n'a pas connu beaucoup de limites : elle a toujours fonctionné sur le principe de la surenchère absurde. Et c'est pour ça qu'on les croyait inséparables.
“Platane” au tournant
A tort. Il y a deux ans, privé de sa moitié chevelue (partie tourner le film Il reste du jambon ?), Eric Judor s'est retrouvé face à un défi majeur : poursuivre seul sa route. Angoisse et cogitation qui le conduiront droit... dans un arbre. Ou plutôt dans Platane, série moderne et référencée qu'il a coécrite et coréalisée pour Canal+, et pour laquelle il s'est créé un double de fiction aussi infréquentable qu'hilarant. Un Eric Judor pour de faux – condensé désastreux de tous les défauts réels et supposés de l'original – qui, à la suite d'un accident de voiture (contre un platane, donc) et d'un an de coma, décide de tourner le dos à l'humour pour offrir au monde un film sérieux. Quitte à écrabouiller son prochain pour y arriver. Entre réalisme loufoque et malaise désopilant, la série lorgne du côté de la comédie anglo-saxonne, tendance autodérision féroce.
Eric Judor sur les traces du génial Britannique Ricky Gervais (The Office, Extras), et des Américains Jerry Seinfeld et Larry David (Larry et son nombril), le virage n'est pas si surprenant. Depuis quelques années, le tandem potache affiche son ambition d'« élargir sa palette comique ». Dans la torpeur d'un grand hôtel parisien en plein mois d'août, le créateur de Platane parle de « rigueur », de « nouvelle orientation artistique ». On pense fugacement à une époque pas si lointaine où interviewer Eric et Ramzy, experts en chahut régressif, relevait de la mission impossible.
“A nos débuts, beaucoup de gens ont pensé : ‘Ils n'ont rien à dire, ces mecs-là’.”
La page est tournée. Aujourd'hui, le jeune quadra en jean-baskets, blagues faciles – « Je vous donne jusqu'à 22 heures, après je dois aller chercher mes enfants à la crèche » – et rire désarmant, s'étonne (et se réjouit) de susciter l'intérêt d'une presse qui n'a pas toujours été tendre avec le duo. « Les critiques les plus dures remontent à nos débuts, avec La Tour Montparnasse infernale. Libé trouvait notre manière de jouer lamentable. Je pense surtout que notre style n'était pas attendu. On allait à contre-courant des comédies françaises habituelles. Il n'y avait rien de social, ce n'était que du burlesque. Beaucoup de gens ont pensé : “Ils n'ont rien à dire, ces mecs-là”, d'autant plus qu'au même moment, Jamel développait un humour très engagé, il avait toujours un truc à dire sur la banlieue. »
Eux, venus aussi de l'autre côté du périph mais fous des Marx Brothers, évitent soigneusement l'étiquette « cité », revendiquent la légèreté. Mais s'égarent dans des projets navrants, les Dalton, et Double Zéro, qu'ils renieront. « Jusque-là, on faisait un peu ce métier en touristes. On pensait que notre énergie, nos vannes au service d'un projet suffisaient mais non : le point de vue d'un autre réalisateur ou d'un autre auteur donnait quelque chose de radicalement différent. Après un spectacle, une série [la sitcom H sur Canal+, NDLR], et trois films, il fallait qu'on maîtrise beaucoup plus d'étapes dans notre travail, l'écriture, la réalisation, le montage. On a écrit Moot-Moot et pris en main le projet du début à la fin. Ce plaisir du travail bien fait – de notre point de vue en tous cas –, on a voulu le réitérer. »
De “Seuls two” à tout seul
Leur incursion dans l'univers arty du réalisateur Quentin Dupieux (alias Mr Oizo, figure de la scène électro) les hisse à un « niveau supérieur ». Steak, film ovni, qu'on pourrait situer quelque part entre Elephant et les Monty Python, casse la mécanique trop bien rodée du duo : « Avec Quentin on n'est pas dans le gag à effet immédiat. C'est l'ensemble qui constitue un objet comique. » Peu importe que le film n'ait pas marché. « C'était génial d'essayer d'entraîner les gens ailleurs. Et pour Ramzy et moi, cette expérience a eu une vraie valeur éducative comique. » Passés derrière la caméra pour Seuls two, ils osent se donner du temps pour mieux distordre la langue jusqu'au non-sens, installer des scènes intimistes, laisser traîner les silences embarrassés. Registre qui réussit particulièrement à Platane.
“Ramzy n'a pas voulu voir ‘Platane’ tout de suite, mais il a demandé les DVD. C'est dur, il a l'impression que je le trompe.”
Le projet a pourtant commencé dans le doute, « parce que j'étais complètement perdu sans mon partenaire, mon miroir. Il a fallu que je réapprenne à vivre sans ces béquilles-là. Mais quand je me suis rendu compte que je pouvais marcher sans elles, ça m'a fait du bien aussi. » Impossible pour autant de prolonger trop longtemps la séparation. « Ramzy n'a pas voulu voir Platane tout de suite, mais il a demandé les DVD. C'est dur, il a l'impression que je le trompe. » Ils se sont retrouvés pour tourner Halal police d'Etat, sorti en début d'année, et parlent d'éventuelles retrouvailles sur scène.
Eric et Ramzy forment un couple fusionnel (mais avec des « sensibilités différentes »), dans lequel chacun sait ce qu'il doit à l'autre : c'est-à-dire à peu près tout. Sans « [s]on Ramzy », rencontré dans un bar au milieu des années 1990 (« Il a répondu à mes avances comiques et on ne s'est plus lâchés »), Eric Judor, alors logisticien, n'aurait sans doute jamais mis les pieds sur scène. Et encore moins pratiqué cette forme d'humour kamikaze, entre délires en circuit fermé et flirt avec le bide : « Avec Ramzy, j'étais sûr qu'il y en aurait au moins un qui allait se marrer. Pendant un Olympia, on s'est pris dix minutes de silence dans la salle alors qu'on pleurait de rire sur scène. Cette attirance du vide, c'est vraiment la couleur de notre carrière. Certains vont dire que c'est lamentable, d'autres que c'est incroyable. Moi je pense que c'est ce qui nous réussit le mieux. »
Ni Astérix ni Federer
A 43 ans Eric Judor sait ce qu'il veut. Et ce qu'il ne veut plus. Il a refusé le rôle d'Astérix, « une erreur de casting totale : moi le métis mi-autrichien, mi-guadeloupéen en Gaulois » ! Il vient de tourner dans le film de Quentin Dupieux aux Etats-Unis. On l'imaginait visant les records d'entrées, on le retrouve en égérie underground... Lui assure préférer « faire mourir de rire une personne plutôt que d'en faire sourire mille » (la phrase est de Ramzy). Et cite le très peu consensuel Ricky Gervais comme modèle d'intégrité artistique. Quand on lui fait remarquer que son faux double de Platane est un obsédé de la reconnaissance, il éclate de rire. Et dément, sur ce point, toute ressemblance avec la réalité... mais admet un « besoin quasi maladif de tout contrôler ». Il confirme au passage que, comme dans la série, ses parents (une mère traductrice et un père militaire reconverti en conseiller d'éducation) sont loin d'être ses premiers fans.
“Je donnerais tout pour être Federer... Enfin, non. J'exagère. Je préfère rester moi.”
Spontané, Eric Judor n'est pas de ces comiques qui s'arrêtent de faire le pitre à la ville : il avoue « sortir beaucoup » au grand dam de sa compagne, « adore [s]e marrer avec [s]es potes », sans traquer les bonnes vannes au magnéto... Ce qui ne l'empêche pas d'« écrire beaucoup ». On le dit rigoureux et bosseur. Qualités qui l'ont sans doute aidé à l'adolescence à tenter une carrière de tennisman professionnel. En vain. « J'étais trop nul, lance-t-il avec un air désolé. Même aujourd'hui je donnerais tout pour être Federer... Enfin, non. J'exagère. Je préfère rester moi... » Avec pour défi de ne pas devenir un « vieux monsieur de l'humour » exploitant sans fin le même fond de commerce.
Pour ma part, je recommande de regarder: H, La Tour Montparnasse Infernale, Steak, Platane et Wrong Cops. Le reste, soit je n'ai pas aimé, soit je n'ai pas vu.