Il y a vingt ans, le 14 décembre 1995, Paris accueillait la signature des accords de Dayton, qui mettaient fin à la guerre en Bosnie-Herzégovine.
La paix en Bosnie a donc vingt ans, à condition de considérer la paix dans son sens négatif d’absence de conflit armé, et d’oublier pourquoi ce conflit a eu lieu et qui en sont les responsables, par delà une folklorisation ethniciste des belligérants aussi absurde intellectuellement que dévastatrice politiquement.
Seulement, ce qui a été présenté comme un success-story du peace-building, au point même de servir de modèle à certains apprentis mécaniciens de la paix en Syrie, ne trompe plus personne depuis longtemps.
Un pays qui reste profondément divisé
De fait, les accords de Dayton, parce qu’ils ont entériné le nettoyage ethnique, ont créé un monstre institutionnel avec 14 gouvernements, autant de Premier ministres et plus d’une centaine de ministres pour moins de 4 millions d’habitants.
Or, ce système ne peut pas structurellement se réformer par lui-même car les clés de l’accord ont été données à ceux-là même qui ont provoqué la guerre et qui sont toujours aujourd’hui en situation de rente économique et politique grâce à ces accords.
Cela a permis la construction d’un puissant système de clientélisme, avec une fonction publique pléthorique, qui assure aux partis nationalistes bosniaques, croates, et serbes de ne jamais être inquiétés ni être tenus pour responsables de leurs actes.
Ainsi, dans un pays où les séquelles psychologiques des parents sont si dramatiquement négligées, une génération de jeunes a grandi après 1995 dans un système scolaire divisé, dans lequel on apprend trois versions différentes de l’histoire ancienne et moderne, dans lequel on ne rencontre jamais l’autre.
Personne n’est donc d’accord sur ce que signifie la Bosnie, historiquement, géographiquement, politiquement et philosophiquement, et le système scolaire ne fait que reproduire et aggraver cette impasse.
Avoir 20 ans en Bosnie, c’est chercher à partir
Avoir 20 ans en Bosnie, c’est être confronté à la corruption à l’université, c’est servir des cafés comme unique opportunité de travail alors que le chômage des jeunes dépasse 60%. Avoir 20 ans en Bosnie, c’est chercher à partir à tout prix, ou bien accepter de s’accommoder du système politique pour obtenir un poste de fonctionnaire.
En somme, comme le dit le chercheur Vlado Azinovic, avoir 20 ans en Bosnie, c’est parfois trouver plus rationnel d’aller faire le djihad pour se sentir exister que de rester en Bosnie sans la moindre chance de se réaliser.
Qu’on ne s’y trompe pas. Quoi qu’en disent les dirigeants serbes de Bosnie, personne n’a intérêt localement à sortir d’un système qui les nourrit. Personne dans la communauté internationale ne permettra non plus un éclatement du pays.
L’Union Européenne a répété que la Bosnie avait une vocation européenne, ce que conteste la Russie, mais sait très bien qu’une future intégration ne peut passer que la réforme d’un système institutionnel auquel personne ne veut plus toucher de peur de sauter dans l’inconnu. Dès lors, chaque acteur politique, local et international, se maintient dans son propre confort d’un "jusqu’ici tout va bien", et que demain c’est loin.
Un système institutionnel et politique verrouillé
Et quand les citoyens bosniens, dans une posture fermement anti-nationaliste, osent se révolter comme en février 2014, on leur oppose à Bruxelles et ailleurs une prétendue stabilité qui n’est que le masque d’un renoncement volontaire à toute forme de véritable démocratie dans ce pays qui étouffe.
Prétendre que les citoyens de Bosnie peuvent prendre en charge leur propre destin par leur vote à l’intérieur d’un système institutionnel et politique si verrouillé est une illusion. Il n’y a pas d’autre issue que de prendre à revers le système, par le bas grâce à des mobilisations populaires comme en 2014, et par le haut grâce à un réinvestissement de la communauté internationale.
Il n’y a certes aucune solution simple, mais personne ne peut prétendre aimer et aider ce pays et se satisfaire que personne ne se tire plus dessus après 20 ans. En attendant, quand on a 20 ans en Bosnie, on ne fête pas Dayton, on le fuit.
Le Plus, Le Nouvel Observateur, Mardi 15 Décembre 2015.
Explications des accords de Dayton: un pays, deux peuples séparés.