Les laissés-pour-compte des banlieues blanches anglaises
Violence, chômage, déscolarisation... Dans les banlieues britanniques, les classes populaires blanches ont vu leur situation s'aggraver avec la crise économique. Désabusés, ces citoyens à l'abandon se considèrent comme une « minorité oppressée » et n'attendent rien des élections. Un problème auquel les vainqueurs de demain devront tôt ou tard s'attaquer.
On les appelle parfois les « chavs », lorsqu'ils sont jeunes et vulgaires. Ou le « sous-prolétariat blanc », pour englober toutes les générations de ces classes populaires vivant dans les banlieues anglaises. Une « sous-classe sociale », que certains désignent plus crûment encore par le terme de « white trash » (littéralement « déchet blanc »), importé des Etats-Unis. C'est certain : ces citoyens des couches pauvres de la population ne vont pas se déplacer en masse, demain, pour voter. La politique ne les intéresse plus. Beaucoup de ces jeunes circulent en bande, désoeuvrés, cachés derrière une capuche, portant des vêtements aux marques voyantes, comme le tartan Burberry, et tenant en laisse des rottweilers ou des pitbulls. Les journaux populaires relatent en détail les faits divers dans lesquels ils sont impliqués. Histoires terrifiantes, comme celle de cette mère et de sa fille handicapée, tellement harcelées par des délinquants de ce type qu'elles ont fini par se suicider en mettant le feu à leur voiture… Avec l'âge, le cliché est plus inoffensif. On le représente jouant au bingo dans des pubs vieillots, une pinte de bière à la main, ou pariant sur des courses de lévriers dans ces établissements spécialisés qu'on trouve dans les rues commerçantes du pays. Dans ce cas, ils étonnent toujours par leur résignation.
Autant de stéréotypes qui n'offrent évidemment qu'une image partielle de ces laissés-pour-compte de la société britannique. Mais des stéréotypes parfois bien utiles… Ils permettent en effet aux élites aussi bien de droite que de gauche de dénigrer cette partie de la nation. Sans se préoccuper réellement du problème.
La crise économique de 2007 a empiré les choses. Aujourd'hui, c'est un fait : la Grande-Bretagne s'inquiète de plus en plus pour cette catégorie de sa population. Si les experts, comme John Hills, l'auteur du rapport le plus complet sur les inégalités jamais entrepris outre-Manche, réfutent « le terme de sous-classe entièrement exclue de la société » et soulignent que « les inégalités frappent également les minorités ethniques », ils reconnaissent qu'il y a un malaise profond chez les Blancs les moins favorisés. Malaise d'autant plus douloureux que personne n'exprime leur désarroi, à part leurs représentants catapultés vers la célébrité à travers des émissions de télé-réalité. Beaucoup des associations structurant la vie de la « working-class » anglaise ont disparu depuis les années 1980, et l'époque n'est plus aux « jeunes gens en colère », ces artistes comme l'écrivain Alan Sillitoe, mort la semaine dernière et auteur de « Samedi soir, dimanche matin », qui avaient mis le prolétariat de l'industrie et la noblesse de ses manières sur le devant de la scène dans les années 1960. Comme le disait récemment un chroniqueur du « Guardian » en pastichant une chanson de John Lennon, un « working-class hero » est devenu une rareté, aujourd'hui.
Les vrais perdants de la récession
Il y a un peu plus d'un an, Trevor Phillips, le président de la Commission pour l'égalité et les droits de l'homme mise en place par les travaillistes en 2007, estimait en tout cas que les Blancs pauvres étaient les vrais perdants de la récession. Selon lui, il faut reconnaître dans certaines régions du pays que « la couleur du désavantage n'est pas brune, mais blanche », assénait-il. L'ironie veut qu'une grande partie de cette population se considère désormais comme une minorité oppressée. Selon un sondage organisé par la BBC en mars 2008, à l'époque d'une série diffusée sur les classes prolétaires blanches, qui avait fait grand bruit, 77 % des personnes interrogées estimaient que la population locale devait s'adapter aux immigrés, et non l'inverse. Signe des temps, le Premier ministre, Gordon Brown, s'est déclaré la semaine dernière « en pénitence », après avoir commis une erreur grave : traiter de « bornée » une retraitée qui l'avait attaqué sur l'immigration, un sujet ultra-sensible pour la « working-class » et le Labour, dont elle devrait être l'électorat naturel.
Définir l'ampleur de cette population blanche au bord du déclassement est difficile, même dans un pays où les statistiques ethniques ne sont pas un tabou. La population pauvre, définie en Grande-Bretagne comme gagnant moins de 60 % du revenu médian, c'est-à-dire moins de 115 livres par semaine (hors frais de logement) pour un adulte ou 279 livres pour un couple avec deux enfants, avoisine les 13,5 millions de personnes. Un chiffre en hausse depuis la récession -environ 6 millions de personnes gagnent moins de 40 % du salaire médian. On estime que 83 % d'entre eux sont blancs contre plus de 90 % pour l'ensemble de la population. En proportion, les minorités ethniques de la Grande-Bretagne restent donc plus pauvres : « Environ 40 % des personnes issues de minorités ethniques sont dans la catégorie des bas revenus, soit deux fois le taux de la population blanche », notait récemment l'ONG Oxfam.
D'autres statistiques sont plus troublantes. La proportion des jeunes gens blancs de seize à dix-neuf ans ayant quitté l'école est plus forte que dans la plupart des minorités ethniques. Surtout, les performances scolaires à l'âge de seize ans des enfants les plus pauvres, définis comme ayant droit à des repas gratuits à la cantine car les parents sont sans emploi, pointent cinq « groupes à problèmes », dont les garçons et les filles blancs. « C'est depuis la publication de cette statistique que le débat sur une prétendue sous-classe blanche est né, estime John Hills. Mais ce chiffre ne détaille la performance que d'une partie de la population défavorisée et, plus tard dans leur vie, les jeunes des minorités ethniques sont eux aussi désavantagés. » Toujours est-il que seuls 6 % de ces jeunes garçons blancs pauvres vont à l'université contre 26 % pour ceux issus des minorités et 34 % pour les filles issues des minorités. Les jeunes gens d'origine chinoise et indienne réussissent particulièrement bien à l'école.
« Comportements antisociaux »
Dans cet univers, la criminalité fait par ailleurs des ravages. Les prisons britanniques restent peuplées de Blancs aux trois quarts environ, selon le Prison Reform Trust. « Dans certains quartiers très défavorisés de la Grande-Bretagne, notamment autour de Glasgow ou Liverpool, les gangs blancs sont prédominants. Il y a un problème plus large, dans le pays, de comportements dits "antisociaux", perpétrés principalement par des garçons blancs désoeuvrés », souligne Gabriel Doctor, chercheur au Centre for Social Justice, un think tank fondé par le conservateur Ian Duncan Smith.
Le week-end dernier, près de Barking, dans l'est de Londres, une camionnette du British National Party sillonne les rues avec un haut-parleur appelant à voter pour le BNP, ou diffusant de la musique. Dans cette circonscription où le Front national britannique espère demain obtenir un bon score aux élections générales et locales, les habitants ne répondent pas volontiers aux questions sur la politique. « Personne n'écoute ce que nous avons à dire, explique toutefois un supporter du Labour de quatre-vingts ans. La représentante des travaillistes ne s'est intéressée à nous que lorsque le score du BNP a grimpé. Le problème n'est pas le racisme, mais l'excès d'immigrés. »
Un thème qui revient comme un leitmotiv. L'une des principales raisons pour lesquelles la « working-class » blanche et pauvre estime souffrir tout particulièrement est en effet l'immigration. Beaucoup moins en provenance d'Afrique, des Caraïbes ou d'Asie, qu'en provenance des huit pays d'Europe centrale et de l'Est qui ont rejoint l'Union européenne en 2004. Si elle l'est un peu moins depuis la chute de la livre, la Grande-Bretagne a été un véritable eldorado pour les travailleurs de ces pays, d'autant qu'elle a ouvert largement ses portes. Difficile pour autant d'établir un lien de cause à effet entre cet afflux de main-d'oeuvre et le chômage de la population locale. Si l'on en croit les chiffres officiels, plus de 80 % des 2,12 millions de nouveaux emplois créés depuis 1997 sont allés à des immigrés. Mais en même temps, la population active locale n'a crû que de 384.000 personnes dans la période, compte tenu du vieillissement de la population. Reste que les natifs du Royaume-Uni ont plus souffert de la crise de ces deux dernières années que les immigrés… Et que le nombre d'inactifs nés en Grande-Bretagne n'a pas diminué.
L'effet pervers des allocations familiales
Certaines études le soulignent : en matière d'embauches, le principal handicap de la « working-class » indigène la plus pauvre est son manque de formation, son incapacité à s'adapter aux changements du marché du travail. « Beaucoup d'enfants quittent l'école à seize ans pour reprendre, comme autrefois, le travail de leur père, ce qui est aujourd'hui voué à l'échec », note John Hills. Travailler comme serveur chez Burger King est vécu comme « inacceptable pour une catégorie de gens habituée à travailler dans l'industrie », observe quant à lui Kjartan Sveinsson, analyste au Runnymede Trust, une fondation dont le mandat est de promouvoir une société britannique « multiethnique harmonieuse ». Dans un rapport récent, le Centre for Social Justice dénonçait par ailleurs les effets pervers des allocations sociales. « Le retrait rapide des soutiens sociaux lorsqu'une personne trouve un travail souvent mal payé et précaire décourage le retour à l'emploi », soulignait-il. Les subsides sont ensuite plus généreux pour les parents célibataires. « Parmi les gens recevant des aides sociales parce qu'ils sont au chômage, il est souvent perçu comme financièrement idiot de vivre ensemble », explique Gabriel Doctor. Enfin, les prestations sociales favorisent les locataires. Elles décourageraient donc l'épargne et l'accès à la propriété. Des effets pervers plus perceptibles chez les Blancs les plus pauvres, que dans la population immigrée, « au sein de laquelle la culture du travail est plus répandue », estime Gabriel Doctor.
Mais au final, les souffrances de la classe ouvrière pauvre blanche reflètent surtout la persistance d'inégalités fortes en Grande-Bretagne. « Nous sommes un des pays les plus inégalitaires au monde et de façon substantielle », constate John Hills. On touche ici à nouveau à l'argument de ceux qui contestent que la population blanche pauvre soit une catégorie sociale à part. « Beaucoup de Blancs sont pauvres, parce qu'une grande partie de la population est pauvre, résume Kjartan Sveinsson. Ce n'est pas parce qu'ils sont blancs. »
NICOLAS MADELAINE (CORRESPONDANT À LONDRES), Les Echos