Entre 7 000 et 10 000 manifestants ont défilé, ce 18 mars, dans les rues de la capitale du Poitou. Ils étaient entre 6 000 et 8 000 deux jours plus tôt, lors du précédent rassemblement. Du jamais-vu dans cette agglomération de 100 000 habitants, peu habituée à faire parler d'elle sur le plan social. Du jamais-vu, non plus, ces assemblées générales d'étudiants réunissant jusqu'à 4 000 personnes. Comme aucun amphithéâtre ne peut accueillir autant de monde, un stade de rugby a été réquisitionné pour organiser les débats, chaque orateur devant prendre son tour pour parler au micro dans la cabine de sonorisation.
Utilisé à environ dix reprises depuis le début du mouvement, l'équipement a été rendu à la mairie en parfait état, à chaque fois. Aucune dégradation n'a par ailleurs été enregistrée dans les locaux universitaires malgré quatre semaines et demie de blocus (exceptions faites de quelques portes et fenêtres endommagées par des lycéens de passage ayant un peu trop bu). "Je reconnais, admet Jean-Pierre Gesson, le président de l'université, que les étudiants ont su gérer le mouvement de façon propre."
Est-elle si surprenante que cela, cette forte mobilisation poitevine ? Avec ses 25 000 étudiants (dont 4 000 étrangers), Poitiers n'est-elle pas, comme le rappelle Catherine Coutelle (PS), adjointe au maire chargée de la vie universitaire, "la ville la plus étudiante de France par rapport au nombre de ses habitants, devant Aix-en-Provence" ? Créée en 1432 par Charles VII, l'université est aujourd'hui le métronome de l'agglomération. C'est elle qui donne le tempo à la vie associative et culturelle locale. Elle qui remplit les cafés et anime les week-ends, toute l'année ou presque. L'été, quand ferme le campus, la ville sombre dans "un ennui mortel", de l'avis de nombreux Poitevins.
Cela n'explique pas pourquoi la mobilisation anti-CPE est ici plus importante que dans des grandes villes comptant autant d'étudiants, si ce n'est plus, comme Strasbourg, Dijon ou Tours. L'épiphénomène poitevin serait-il aussi l'expression d'un mal-être local ? "Nous sommes dans une région qui n'a pas un poids économique fort, répond Jean-Pierre Gesson, sous les ors de son bureau de la présidence de l'université. Poitiers a toujours été privée d'entreprises importantes. Il s'agit d'une ville du secteur tertiaire située au milieu d'une zone très rurale. Beaucoup de jeunes vont devoir quitter la région après leurs études pour aller travailler ailleurs. Cette angoisse s'ajoute-t-elle à celles que fait naître le CPE ? C'est possible."
L'angoisse de la recherche d'emploi, Tangui Le Bolloc'h l'a déjà endurée, malgré ses 22 ans. Un BTS de production animale en poche, ce grand barbu de 1,96 m s'était lancé il y a deux ans sur le marché du travail. Après une série de stages et de jobs sous-payés (animation dans un centre social, distribution de journaux, intérim dans un élevage intensif de poulets...), Tangui a décidé de reprendre ses études. L'étudiant en lettres modernes fait aujourd'hui partie des chefs de file du mouvement poitevin. Le CPE ? "Une aberration, dit-il. La précarisation existe déjà dans le monde du travail, j'en ai fait l'expérience. Le gouvernement ferait mieux de régler ce problème plutôt que de rajouter une couche de précarité à la précarité. Cette période de deux ans n'est pas défendable. On est en train de passer à un modèle du travail à l'anglo-saxonne par un procédé de copier-coller."
Tangui n'est pourtant pas contre la notion de flexibilité du travail, qui apparaît en filigrane derrière le CPE. "Je suis d'accord pour changer quatre ou cinq fois de métier dans ma vie, dit-il, mais à condition qu'on ne sacrifie pas la sécurité du travail. Le problème, c'est que, lors des entretiens d'embauche, d'un côté, on nous demande d'être flexibles et, de l'autre, on nous reproche d'être instables, parce qu'on a accumulé les expériences." Le jeune homme a hésité avant de rejoindre le mouvement anti-CPE de Poitiers. Ce qui l'a convaincu ? Un principe érigé en règle d'or : le non-affichage des sensibilités politiques et syndicales.
La coordination poitevine ressemble en fait à une petite "tribu" d'une cinquantaine d'étudiants au look similaire : cheveux longs, queue de cheval, pull et barbe pour les garçons (majoritaires). "Toutes les composantes de la gauche y sont représentées, du Parti socialiste aux anarchistes, en passant par les Verts et les altermondialistes, souligne le sociologue Bertrand Geay, qui accompagne et observe le mouvement depuis ses débuts. Mais personne ne met en avant son étiquette, ni ne prononce de discours qui ressemblerait de près ou de loin à ceux des appareils. Il y a comme une espèce d'interdit à s'afficher. A l'arrivée, on se retrouve avec un type de pratique oecuménique où tout le monde s'aligne. C'est la démocratie à tous les étages. Même les anti-blocus ont le droit de s'exprimer pendant les débats."
Au cours de ces débats, les applaudissements et les huées sont proscrits et remplacés par des gestes silencieux empruntés aux forums altermondialistes : rotation des mains tournées vers le haut en signe de satisfaction, pouces vers le bas pour montrer son désaccord. "Cela permet d'écouter tout le monde. Notre mot d'ordre, c'est de respecter le mouvement que nous avons créé", souligne Tangui Le Bolloc'h.
"Nous servons tous une même cause qui est la nôtre et non celle d'un syndicat ou d'un parti politique", abonde Stéphane Séjourné, 20 ans, en expliquant avoir mis entre parenthèses son activité de militant au sein du Mouvement des jeunes socialistes. "Il faut bien faire des concessions si on veut être cohérent", ajoute cet élève de première année d'AES (administration économique et sociale).
Cette peur de la récupération, les étudiants poitevins l'ont chevillée au corps. Au début de la contestation, Ségolène Royal a fait savoir aux représentants du mouvement qu'elle aimerait bien participer à l'une des AG organisées au stade Paul-Rebeilleau. La coordination l'a poliment éconduite, invitant la présidente socialiste du conseil régional région Poitou-Charentes à envoyer un communiqué de soutien. "Ils n'ont pas envie de nous voir, nous les politiques, mais alors pas du tout !", confie en souriant Catherine Coutelle, dans son bureau de la mairie de Poitiers.
"Le système syndical et politique français est totalement sclérosé et vieillissant, à l'image de notre président, qui est l'un des plus âgés du monde occidental, déplore le "grand" Tangui. Nos représentants n'ont pas grandi dans le monde où nous vivons. Il faut trouver d'autres solutions. Nous avons une carte à jouer."
Plus récemment, la coordination poitevine a fait une autre démonstration de son indépendance en décidant de quitter la coordination nationale, la jugeant "incapable de coordonner le mouvement". Absents de la dernière réunion nationale du mouvement anti-CPE, à Dijon, le 19 mars, les délégués poitevins ont estimé, dans un communiqué, que "ces coordinations sont une perte de temps, d'argent et d'énergie qui n'aboutit à rien". Ils avaient pu s'en rendre compte, le 11 mars, lorsque Poitiers avait accueilli le précédent rassemblement national des étudiants en colère.
Derrière cette scission se cache surtout une méfiance profonde à l'encontre des centrales syndicales, soupçonnées de manipuler les masses de leurs bureaux parisiens. Hasard ou pas, les syndicats sont quasi inexistants sur le campus poitevin. "Cela fait dix ans qu'il n'y a plus de pratique syndicale militante ici. A la place s'est constituée une forme d'engagement associatif. Si le mouvement anti-CPE a pris si facilement à Poitiers, c'est parce qu'il s'est appuyé sur quelques associations, comme celles des étudiants d'histoire et de sociologie. Cette spécificité a permis aux leaders du mouvement de convaincre les autres qu'ils ne roulaient pas pour eux", indique Bertrand Geay, le sociologue, en décrivant "un mouvement groupal, générationnel, fusionnel".
"Si on a rassemblé 4 000 personnes en AG, c'est que les étudiants ont confiance en nous, appuie Julien Vialard, vice-président de Volumen, l'association des étudiants d'histoire. Les syndicats n'ont pas le monopole de l'engagement politique. Nous, on est d'abord des associatifs." Fin janvier, Julien s'est fait élire au conseil d'administration de deux UFR (unités de formation et de recherche) en créant un "Collectif alternatif universitaire", tout droit sorti de son imagination. Son slogan paraphrasait la formule célèbre de Clemenceau sur la guerre : "La bureaucratie est une chose trop sérieuse pour la laisser aux seuls bureaucrates."
Railler l'ordre établi, se distinguer des appareils nationaux, inventer une nouvelle forme de contestation : tels sont les trois piliers du mouvement. En témoignent ces nez rouges de clown dont s'affublent les membres du service d'ordre lors des manifs. Ou ces débats au long cours sur l'avenir de l'éducation, organisés par les grévistes, dans les amphis, en lieu et place des cours annulés. Pas question de se mettre en vacances pendant le blocus.
Des films sont également projetés, comme le documentaire de Canal+ Facs : carton rouge, ou Pas vu pas pris, un reportage du journaliste Pierre Carles dénonçant la connivence entre le pouvoir et les médias. "Il n'est pas question de faire le blocus pour faire le blocus, explique Julien Vialard. L'information est tout aussi importante que l'action. On sait bien qu'à chaque fois que se crée un mouvement comme celui-ci, beaucoup d'étudiants ne savent pas toujours pourquoi ils luttent."
C'est une question que se pose aussi Catherine Coutelle. "On peut se demander si tous ces jeunes ont une réelle conscience politique, dit l'élue socialiste. Ils sont capables d'organiser un vote à bulletin secret avec utilisation de la carte d'étudiant comme une carte d'électeur pour décider ou non de la poursuite du blocus, ce qui est très bien, et de négliger, en même temps, d'élire leurs représentants à l'université. Il n'y a eu que 79 votants aux élections pour le conseil de l'UFR de sciences qui ont eu lieu récemment, ce qui est très peu."
L'apprentissage de la démocratie passe également par la question de la représentativité médiatique. Quelques remous ont secoué la coordination de Poitiers après l'invitation lancée par "A vous de juger", l'émission d'Arlette Chabot sur France 2. Pour son direct du 16 mars, celle-ci souhaitait absolument que Julien Vialard soit invité en raison de sa facilité à s'exprimer devant les caméras.
Branle-bas de combat au sein de la coordination, pour qui le mouvement ne doit pas être représenté par le même individu. Le mot "leader" est d'ailleurs banni du langage interne, qui préfère que soit utilisé le terme de "référent", bien plus consensuel.
Un autre étudiant - Tangui Le Bolloc'h, en l'occurrence - fut finalement désigné par le collectif pour parler à la télévision. Colère d'Arlette Chabot..., "qui m'a traité de gauchiste", s'amuse aujourd'hui Tangui. Il aimerait bien, plus tard, devenir journaliste ou travailler dans l'édition. Aucun étudiant de Poitiers n'était finalement présent sur le plateau de France 2 ce soir-là. "Tant pis ! dit Julien. On n'aurait eu droit qu'à cinq minutes."
Comme lui, tous aimeraient que leur "modèle" s'exporte ailleurs, sur d'autres campus. Le 16 mars, Tangui Le Bolloc'h est "monté" à Paris avec 400 autres Poitevins pour participer à la grande manifestation nationale organisée dans la capitale. Les slogans "décalés" et les gestes silencieux de la délégation poitevine ont quelque peu étonné, ce jour-là, au sein du long cortège polyphonique de 100 000 personnes. "Vous êtes qui, vous ? De quel syndicat ?", s'entendit demander Tangui. "Ben, on est de Poitiers", répondit-il.