La ville se donne un nouveau marché. Dans deux ans ou un peu plus, la physionomie de la place Charles-de-Gaulle sera profondément modifié, au terme d'une opération de chirurgie esthétique urbaine qui aura coûté au moins un milliard et trois cent millions d'anciens francs - c'est le coût prévisionnel des travaux, toutes dépenses confondues-. Il reste maintenant à savoir, avec précision, ce que l'on va faire pour une telle somme. Mais, au delà de l'aspect technique et économique de l'opération, il convient de dégager une certaine philosophie de l'aménagement du centre ville tel qu'il est pratiqué à Poitiers depuis plusieurs années.
L'aménagement ou plutôt le réaménagement de la place Charles-de-Gaulle, est l'aboutissement logique de la construction de la pénétrante-est dont le premier tronçon, mis en service il y a quelques semaines, relie la rocade à la hauteur de Beaulieu, au boulevard de Chasseigne. On sait également que, dans la deuxième phase des travaux, cette pénétrante recouvrira la rue du Jardin-des-Plantes et la rue Riffault avant d'arriver place de Gaulle.
Eviter la "clochardisation"
Alors que la plupart des services administratifs quittent les uns après les autres le centre de la ville, que les quartiers périphériques de l'Ouest et du Nord-Ouest de Poitiers se développent à un rythme rapide qui ira encore en s'accélérant, "il fallait, note M. Max Strawzinsky, éviter la clochardisation du centre".
L'imposant viaduc lancé au-dessus du Clain sera donc ce cordon ombilical entre les nouveaux quartiers et les anciens. Mais que faire des centaines de voitures dont les conducteurs, arrivant au centre, ne trouvent devant eux que des rues étroites. Le plus grand nombre d'entre eux, doivent trouver là une place de stationnement. La construction d'un parking souterrain fut décidée: plus de huit cents places sur trois niveaux, seront disponibles.
Pour creuser un parking de telles dimensions, il fallait envisager la destruction du marché actuel, des halles qui tiennent plus du "grand hangar" que de l'oeuvre d'art. "Un centre urbain serait inconcevable sans un marché" estime encore le premier adjoint au maire. Compte tenu de l'environnement du marché - l'église Notre-Dame- il fallait étudier soigneusement les projets. M. Bonnard, architecte des Bâtiments de France et responsable de la restauration dans le secteur sauvegardé de Poitiers, conçut un projet à première vue surprenant.
Deux parties à distinguer, dans la maquette: un bâtiment central d'une part de forme carrée et des galeries, d'autre part, dont le toit est formé de plusieurs dizaines de cônes. Pour rappeler l'art roman. Il s'agit, selon la terminologie exacte, de paraboloïdes hyperboliques. Au moment de la construction, des "voiles" de béton qui devront alléger l'ensemble du bâtiment. Leurs couleurs devront aussi rappeler le style architectural du quartier: tout ce qui sera à portée de l'oeil des passants sera teinté d'une couleur pierre, tandis que le dessus sera peint en ocre. Pour rappeler les tuiles.
Un comité de sauvegarde?
Dans les conversations de tous les jours, la bataille entre défenseurs du projet et adversaires est ouverte depuis longtemps. On annonce même ces jours-ci, la constitution d'un comité de sauvegarde. Déjà, l'arrachage des arbres, au chevet de l'église, a soulevé des protestations d'amis de la nature ("ces arbres étaient perdus de toutes façons" affirme M. Strawzinsky).
Il y a en fait deux projets parallèles: la construction du parking qui se fera "coûte que coûte", assure-t-on à la mairie et celle du marché.
Le projet de M. Bonnard a été adopté par toutes les commissions au niveau régional, mais, dit le premier adjoint au maire, "nous avons demandé que la maquette soit soumise à Paris, à la Commission nationale des sites; si elle est acceptée, nous construirons, sinon, nous ferons un autre projet". Cette démarche n'était pas obligatoire, ni même recommandée mais la municipalité a voulu s'entourer de tous les avis avant de passer aux actes.
Le rapporteur du projet devant la commission nationale sera M. Arretche, auteur du projet de marché dans le secteur sauvegardé de Rouen, une étude qui souleva bien des passions.
Des terrasses sur la place
L'ensemble du Conseil municipal ne reçut pas sans surprise la maquette de M. Bonnard, mais (?) de lui faire confiance en pensant que les arguments favorables l'emportaient sur les éléments sur les éléments que l'on pourrait considérer comme négatifs. La taille du marché actuel était démesurée par rapport à celle de l'église. Les proportions seront mieux respectées; les automobilistes arrivant par la pénétrante auront devant eux une vue complètement dégagée sur Notre-Dame (le nouveau marché étant construit sur l'emplacement actuellement libre); l'édifice religieux, enserré dans un pâté de maisons jusqu'au début de ce siècle, sera mieux mis en valeur par un parvis et aucun véhicule ne pourra circuler autour.
Il s'agit certes d'une architecture contemporaine, reconnaît-on à la mairie, mais par les couleurs, la verdure, l'équilibre des formes on essaiera de faire cette place un endroit agréable à vivre. Et l'on espère bien que, comme autour de la nouvelle place Leclerc, des terrasses de café viendront s'y installer. "Nous allons essayer de sauver les arbres que nous allons enlever, ils seront déplantés avec leurs mottes de racines et replantés, à la fin des travaux; il y aura peut-être même plus d'arbres qu'avant".
Quelques réflexions glanées dans la rue sont favorables au projet. "Il y aura toujours le même décalage entre l'église Notre-Dame et le futur marché qu'avec l'ancien" dit l'un; "une architecture moderne vraiment belle mettra mieux l'église en valeur, le mélange des styles peut être une bonne chose", dit l'autre.
Liaisons dangereuses
Les détracteurs du projet ne se sont pas encore affirmés publiquement. Le chroniqueur d'un hebdomadaire a donné à "l'affaire" une petite audience nationale: "je me suis tellement frotté les yeux de stupéfaction, de saisissement, d'épouvante, que j'en ai attrapé une ophtalmie larmoyante, préludant aux sanglots spasmodiques que ne manquerait de provoquer chez tout être normalement acculture la réalisation d'un tel projet." Il s'agit d'André Fermigier qui, dans cet article, en appela au ministère des Affaires culturelles, lui demandant d'enquêter et d'intervenir.
L'opinion du chroniqueur s'était fondée sur une simple vue de face du nouveau marché et de l'église.
Aussitôt, M. Strawzinski lui écrivit pour l'inviter d'abord à regarder la maquette, sous tous les angles et d'autre part, à voir ou revoir la place Charles-de-Gaulle. Dans sa réponse, André Fermigier assura qu'il restait hostile à une architecture moderne susceptible de détruire la beauté du site mais reconnut qu'il n'avait peut-être pas une vision globale du projet.
Il s'agit maintenant de savoir si entre le marché et l'église, il n'y a pas le risque de liaisons dangereuses.
Le débat est ouvert.
Jean-Marie AUDINEAU
Centre Presse, Jeudi 26 Avril 1973.