Quatre ans après le soulèvement en Syrie
Deux experts reviennent sur l'histoire de la communauté dont est issu Bachar el-Assad pour mieux comprendre le comportement et les craintes de cette minorité, suite au conflit qui a ravagé le pays.
17/03/2015
Parler des alaouites en Syrie, aujourd'hui, ne laisse personne indifférent. Stigmatisés par certains qui les considèrent comme le réservoir du régime Assad, défendus par d'autres qui y voient une minorité victime du jihadisme islamique, ou bien appréciés pour leur tradition « laïque », les alaouites ont été souvent l'objet d'élucubrations de toute sorte. La « question alaouite » reste très sensible tant en ce qui concerne le religieux que le politique. Mal connue du grand public, cette communauté suscite autant de rumeurs que de fantasmes, surtout après le début du soulèvement en Syrie, le 15 mars 2011, et qui s'est vite transformé en conflit armé aux ramifications régionales. Qui sont donc ces alaouites ?
Les alaouites en chiffres
Les alaouites représenteraient actuellement 10 à 12 % de la population syrienne, soit entre deux millions et deux millions et demi de personnes, explique Bruno Paoli, spécialiste des alaouites, professeur des universités et chercheur à l'Ifpo.
« Les alaouites sont surtout dans la région côtière (Lattaquié et Tartous) où, avant la crise, ils représentaient 70 % de la population (la proportion a baissé avec l'arrivée de réfugiés de l'intérieur) », précise pour sa part Fabrice Balanche, spécialiste de la géographie politique de la Syrie et du Liban.
« Les alaouites sont minoritaires à l'échelon national, mais localement majoritaires dans la région qui est leur foyer principal, la chaîne de montagnes qui longe la côte orientale de la Méditerranée, ainsi que dans la plaine et les villes côtières de Lattaquié, de Jablé, de Banias et de Tartous, du nord au sud, traditionnellement peuplées de musulmans sunnites et de chrétiens, mais majoritairement alaouites depuis environ deux décennies », ajoute Bruno Paoli.
« Ils sont majoritaires dans les districts (mantiqa) de Massyaf et de Tell Kalagh, c'est-à-dire à l'ouest de l'Oronte. On trouve des communautés alaouites à l'est de Homs et de Hama, dans les districts de Salamiyeh et de Mourakham Fouqani, ce qui correspond à une émigration du XIXe siècle, lorsque ces terres furent mises en valeur et que les grands propriétaires de Homs et de Hama ont importé de la main-d'œuvre du Djebel alaouite. À Damas, nous avons une importante communauté alaouite : 500 000 (10 % de l'agglomération), et à Homs 200 000 (25 % de la ville en 2011) », explique Fabrice Balanche.
Néanmoins, précise Bruno Paoli, « depuis 1970, les recensements de la population syrienne ne comportent pas de statistiques communautaires, et ces chiffres sont donc des estimations ». Il faut y ajouter l'importante communauté – peut-être un million de personnes – du Sandjak d'Alexandrette (Hatay) et du sud-ouest de la Turquie, souvent confondue à tort avec les Alevis, ainsi que celle, moins nombreuse (environ 100 000 personnes), du Nord-Liban.
Il faut en outre préciser que cette communauté n'est pas homogène. « Au sein des alaouites, la branche merchédite (ou merchédiyé) est difficile à évaluer (10 à 20 %). Leur foyer d'origine est Jobet Borghal (près de Qardaha), mais la secte s'est développée dans la campagne autour de Homs, notamment le village de Shin », explique M. Balanche.
Par ailleurs, ajoute-t-il, « les alaouites sont divisés en grandes fédérations tribales : Hadadin, Khayatin, Kelbyn et Mtaoura, lesquelles sont divisées en clans plus petits. Mais aujourd'hui, cela ne semble plus guère jouer de rôle. En revanche, la division entre merchédites et alaouites est toujours très forte : peu de mariages mixtes, suspicion entre les deux groupes ».
Déplacés et réfugiés alaouites
Le conflit en cours a fait des millions de déplacés et de réfugiés. Les alaouites ne font pas exception : « Comme toutes les populations du pays, ils ont été touchés par la guerre. Des deux côtés, le conflit a été l'occasion d'un nettoyage ethnique de moyenne intensité. L'aviation et l'artillerie syriennes ont réduit en cendres des quartiers entiers de Damas, de Homs, d'Alep, de Deir el-Zor, mais aussi tout un ensemble de petites villes de Syrie centrale, pour en déloger les insurgés, sunnites pour l'essentiel, et en chassant par la même occasion les populations », explique M. Paoli. « À l'inverse, certains groupes rebelles ont aussi procédé au nettoyage de villages mixtes, comme ce fut le cas, par exemple, à Rabia, dans la région de Homs, majoritairement sunnite, dont les trente familles alaouites, installées depuis 1959, ont été expulsées manu militari par le groupe armé, qui, durant l'été 2012, s'était rendu maître du village. Ces familles ont abandonné sur place tout ce qu'elles possédaient », ajoute-t-il. Selon lui, « des deux côtés, les exactions ont été nombreuses, et le régime, malheureusement, n'a pas le monopole de l'horreur. Au risque de nuire à l'image de la révolution, certains groupes armés d'insurgés se sont aussi parfois livrés à des actes de vengeance gratuite, voire aveugle, comme à Adra al-ummaliyya, dans la banlieue de Damas, en 2013. Ceux-ci, immédiatement instrumentalisés par le régime, n'ont pas été de nature à convaincre les alaouites de changer de camp. Bien au contraire, ils n'ont fait que renforcer leurs peurs et encourager le repli dans des quartiers à dominante alaouite et contrôlés par le régime ou dans la région côtière à majorité alaouite et jusqu'à présent globalement peu touchée par les combats ».
M. Balanche précise de son côté que « beaucoup de familles alaouites de Damas et de Homs sont revenues s'installer sur la côte, car elles étaient menacées dans les grandes villes. Les alaouites d'Alep ont fui aussi, car ils étaient encore plus menacés. J'ai rencontré une famille alaouite à Tartous qui avait fui Alep alors qu'elle était née à Alep et se sentait alépine, mais la haine à son égard était telle qu'elle a dû fuir ».
Alaouite, Arabe, baassiste...
Alors que l'élite alaouite a joué durant bien longtemps sur le nationalisme arabe et sur le parti Baas pour asseoir son autorité sur le pays en effaçant autant que possible les différences confessionnelles, le conflit en Syrie s'est vite transformé en conflit entre sunnites et alaouites. Comment expliquer ce paradoxe ?
« Il faudrait revenir à l'histoire du Baas. Si tant de minoritaires, dont les alaouites, sont allés vers le Baas, c'est parce que l'idéologie baassiste était une protection contre le rouleau compresseur sunnite qui les avait toujours marginalisés », explique Fabrice Balanche.
Selon lui, « le nationalisme arabe devait effacer les différences communautaires et permettre aux minoritaires d'être les égaux des majoritaires (les sunnites). C'est dans ce but qu'il fallait effacer les différences confessionnelles, mais on ne réussit pas à effacer des siècles de structure sociale en quelques décennies. D'autant plus que l'organisation communautaire est un instrument de domination politique. Le clan alaouite des Assad avait besoin d'une idéologie universaliste pour masquer son caractère tribal et communautaire, à l'instar du clan arabe sunnite de Saddam Hussein en Irak. Le communautarisme était sous-jacent dans les différents conflits qu'a connus la Syrie depuis l'indépendance. Il était permanent dans la vie quotidienne. La situation sociale n'était donc guère différente de celle du Liban, à la différence que la peur de la répression faisait taire l'expression officielle du communautarisme : " Nous sommes tous des Arabes syriens " ».
Je ne vois pas de paradoxe dans la situation actuelle et celle qui prévalait avant 2011. Le problème vient du fait que les observateurs étrangers ne savaient pas voir le communautarisme ou ne voulaient pas le voir. Quant aux Syriens, ils le niaient par réflexe « baassiste » ou parce qu'il ne renvoie pas une image très flatteuse de la société syrienne.
De son côté, Bruno Paoli estime qu' « un régime dont la Constitution stipule que le président de la République doit être musulman ne peut être considéré comme laïc. La laïcité en Syrie est toujours restée de façade : une fois écaillé ce vernis fragile, les vieux antagonismes communautaires, jamais réglés, refont surface avec toujours plus de violence. Entre alaouites et sunnites, c'est une vieille histoire, celle des persécutions endurées des siècles durant par une minorité religieuse considérée comme hérétique en vertu d'une fameuse fatwa édictée par Ibn Taymiyya en 1305 et aujourd'hui encore invoquée par les moins tolérants des musulmans. La mémoire des dramatiques événements des années 70 et 80, qui constituent à ce jour le point d'orgue de cet antagonisme, est encore vive dans l'esprit de tous les Syriens : observons que déjà, à l'époque, une colère sociale légitime avait été dévoyée par une minorité d'extrémistes sectaires et avait été réprimée dans le sang et les ruines, car le massacre de Hama (1982), aussi abominable fût-il, ne doit pas faire oublier la vague de terreur antialaouite qui l'avait précédé. Le passé refait surface parce que rien n'a jamais été fait pour régler ces différends ancestraux. Les programmes scolaires en vigueur en fournissent la meilleure illustration. La " religion " est une matière obligatoire au baccalauréat, mais elle est très cloisonnée : pas de programme commun (les chrétiens ont leur catéchisme, les musulmans le leur) et, surtout, silence total concernant la religion alaouite. Ce que sait de celle-ci la majorité des Syriens se résume à quelques déformations grossières et légendes farfelues et péjoratives. Rien n'a jamais été fait pour inculquer la tolérance et le respect. J'ose encore croire qu'il n'est pas trop tard pour espérer un avenir meilleur, pour peu que soient enfin remplacés les cours de religion (diyâna) et de nationalisme (qawmiya) par une véritable instruction civique, un apprentissage de la citoyenneté, avec ses devoirs, mais aussi avec ses droits ».
Une communauté relativement soudée
Aujourd'hui, quatre ans après le début du soulèvement en Syrie, quelle est la situation des alaouites ? Il serait intéressant de savoir si la communauté est restée soudée autour de Bachar el-Assad ou bien s'il y a eu des dissensions au sein des alaouites sur la gestion du conflit en Syrie.
« Il y a des dissensions bien sûr, explique Fabrice Balanche. Une partie des alaouites sont dans l'opposition. Il s'agit d'intellectuels de gauche (des descendants des anciennes familles de notables (Khayer) marginalisés par le Baas, voire des baassistes (Ghanem) eux-mêmes marginalisés dans les années 1960-1970. Mais globalement, l'essentiel de la communauté reste soudé derrière le régime car celle-ci a trop peur d'être victime de la vengeance des sunnites. Pès de 90 % des alaouites travaillent pour l'État (armée, police, fonctionnaires, secteur public industriel...) ; comment voulez-vous qu'ils se révoltent ? Ils savent qu'ils seront victimes au minimum d'une épuration professionnelle si un nouveau pouvoir s'installe. »
Même son de cloche chez M. Paoli. Selon lui, « forgé par des siècles de résistance, l'esprit de corps (assabiya) des alaouites est extrêmement fort, et il est encore renforcé par la tournure prise par les événements depuis deux ans. Face à une insurrection armée de plus en plus sectaire, et compte tenu du contexte évoqué précédemment, l'enjeu, pour l'immense majorité des alaouites, est existentiel et il faut faire corps derrière un régime qui a réussi l'incroyable tour de force de se poser comme l'ultime rempart contre la barbarie islamiste... Mais cette unité de façade peut paraître trompeuse ou pourrait n'être que passagère : les opposants " alaouites " (qui rejettent le plus souvent ce qualificatif réducteur) ne manquent pas, mais ils ont été marginalisés, entre une opposition dans laquelle ils ne se reconnaissent pas et un régime qui leur a souvent réservé un traitement de faveur ».