Alors que l'on vient tout juste de "célébrer" ou plutôt devrait-on plus justement dire de "commémorer" la libération du camp d'extermination d'Auschwitz (Oswiecim en polonais) par les troupes soviétiques le 27 Janvier 1945, la mémoire collective aurait tendance à oublier trois choses.
Primo: que de nombreux camps de concentration en Allemagne étaient encore en activité, et nombre d'entre eux le restèrent jusqu'au mois d'avril 1945, soit jusqu'à quelques semaines de la capitulation du IIIeme Reich. On peut citer les "plus connus" comme Dachau, Buchenwald, Bergen-Belsen, Mauthausen, Sachsenhausen ou encore Ravensbrück.
Secundo: que les prisonniers (politiques, Juifs, homosexuels, Tziganes et autres) étaient soumis à des régimes d'autant plus terribles dans des travaux forcés, la main d'oeuvre venant à manquer pour pallier le départ des hommes en âge de travailler qui devaient servir sur les fronts de guerre, orientaux et occidentaux.
Tertio: que l'évacuation des camps, au fur et à mesure que les Alliés avançaient, et non simplement leur abandon, engendraient des parcours à pied, surnommés 'marches de la mort".
En effet, pour les nazis, la fuite avec abandon des prisonniers pouvait poser trois problèmes:
- laisser des témoins de leurs barbaries pouvant ainsi narrer au monde entier ce qu'ils s'y passaient. Ce n'est pas pour rien que les fours crématoires et autres chambres à gaz devaient être détruits lors des évacuation des camps.
- se priver d'atouts dans d'éventuelles négociations avec les alliés. Pour de nombreux nazis "pragmatiques", il fallait à tout prix chercher à gagner du temps avec le secret espoir de rompre "l'alliance contre-nature des occidentaux avec les Soviétiques". En plus de permettre d'ouvrir des négociations officieuses, l'idée était de se servir d'otages, en fait surtout des Juifs, pour réclamer soit de l'argent, soit des denrées diverses et variées dont le Reich venait à manquer, quand d'autres, persuadés que la guerre serait perdue, essayer de redorer leur blason en préparant l'avenir. Himmler a pris lui-même l'initiative de faire mener par des émissaires. Mais quand l'information est remontée à Hitler, celui-ci entre dans l'une de ses nombreuses colères noires et les négociations s'interrompent. Sans que les sévices, la torture ou la traque des Juifs se soient véritablement arrêtés. Quelques milliers de Juifs ont pu être sauvés.
-renoncer à ses convictions. Dans l'Allemagne de la fin 1944 - début 1945, se sont les partisans d'une ligne extrême, du sommet aux bases des pouvoirs étatiques et politiques qui sont aux commandes. Alors que pour certains la guerre sera perdue et l'Allemagne détruite, le "vaisseau nazi" doit couler en emportant le plus de victimes avec lui tandis que pour d'autres, il faut poursuivre la "purification" du Reich en attendant que le vent tourne, beaucoup croyant dur comme fer à la parole du Führer et à ses armes miracles tant évoquées au cours de l'année 1944. Exploitation ou extermination: c'est le dilemme permanent de la politique nazie.
Les camps sont vidés. Les "marches de la mort" débutent, soit pour regrouper les prisonniers directement dans d'autres camps, soit pour les acheminer vers des gares et user des chemins de fer encore en usage pour les transférer ailleurs. On remarquera l'étonnante priorité qu'ont donné les nazis pour user des trains non pas pour les soldats, mais pour les prisonniers.
Détenus du camp de Dachau pendant une marche de la mort.
En janvier 1945, l’armée russe avance de plus en plus. Les nazis sont inquiets et commencent l’évacuation d’Auschwitz. Tous détenus pouvant encore marcher -et, parmi eux, Peter van Pels- sont contraints de partir. C’est l’hiver. Ces marches sont appelées « marches de la mort » car les détenus meurent en grand nombre, d’épuisement ou assassinés par les SS. Après un voyage redoutable, Peter van Pels arrive au camp de concentration de Mauthausen (Autriche), le 25 janvier 1945. Il y meurt le 5 mai 1945.
Ces marches se déroulent en hiver. Les prisonniers doivent marcher en rang, la plupart dans des conditions vestimentaires précaires (un pyjama, une paire de chaussures), par des températures le plus souvent négative, et surtout sans faiblir, sans parler. Quiconque est surpris à traîner, à être chancelant en vient à subir des coups de crosse, ou à être directement abattus, le tout surveillé par des SS, des militaires, mais aussi par la suite, par des membres du Volksturm, des membres du parti ou par de simples habitants. Dans la mesure du possible, les localités sont évitées. Mais quand elles sont traversées, ces colonnes subissent les regards honteux, enragés, outrés des habitants, qui parfois, il faut le signaler, ont essayé de faire preuve "d'humanité" en donnant à des prisonniers de la nourriture, ou même de l'eau.
Selon l'universitaire Daniel Blatman, environ 250.000 personnes sont mortes au cours de ces "marches de la mort" entre janvier 1945 et la fin des combats quatre mois plus tard. Méconnues dans la mesure où elles ont fait moins de victimes que les camps d'extermination, mais aussi parce qu'il n'y pas de lieux de "sanctuaires", vu que les victimes ont été abbatues sur les bords des routes, entre autres, elles furent un autre symbole de la barbarie nazie. Que nous avons le devoir de ne pas oublier.
Témoignage de Simone Veil
Témoignage de Henri Krasucki
France 2, journal de 20h présenté par Bruno Masure, Mercredi 25 Janvier 1995.
Pour conclure, cet extrait de l'ouvrage magistral de Ian Kershaw "La Fin".
"Ce serait trop demander que de chercher une cohérence dans la politique nazie au cours de ces dernières semaines, fût-ce dans la tuerie de populations sans défense, activité dans laquelle excellait le régime. Dans tous les cas, la rapide progression soviétique à l'est, où se situaient quelques-uns des camps les plus importants, fit que les chefs SS locaux prirent généralement leurs décisions "sur le terrain", dans la plus grande précipitation et de manière souvent chaotique. Souvent, ils manquaient d'objectifs clairs, en dehors de la nécéssité d'évacuer le camp sans délai et d'empêcher l'ennemi de prendre des prisonniers vivants. Le massacre d'un grand nombre de détenus à la dernière minute, alors que les gardes se laissaient suprendre par la rapidité de l'avancée soviétique, n'était pas possible. Mais il était formellement exclu de les laisser en vie en attendant l'ennemi (même si tel fut le lot des plus faibles, inaptes à tout transport). Restait la dernière solution: forcer ces détenus affaiblis et amaigris par leur captivité, dépenaillés et sans guère de vivres, à se diriger vers l'ouest, souvent à pied, faute de moyens de transport suffisants, dans le froid, la neige et le vent glacial. Les conséquences furent naturellement meurtrières, mais l'horreur fut plus généralement le fruit d'une improvisation conduite d'après les lignes directrices générales plutôt que de l'exécution d'ordres clairs. Pour les gardes, en tout cas, la hâte des marches, l'exécution et le matraquage des retardataires incapables de suivre le rythme étaient moins dictés par la crainte que les prisonniers ne tombent entre les mains de l'ennemi que par la peur d'être eux-mêmes faits prisonniers."
Ian Kershaw, La Fin, 2011, Seuil, p. 303.