Un peu par hasard, je suis tombé sur une enquête de l'excellente emission "Secrets d'Info" de France Inter (vendredi 19h20) consacrée à l'épuisement dont souffrent les agents de police à la suite de la mise en place de Vigipirate. Là où c'est d'autant plus inquiétant, c'est que l'émission date du 25/09/2015.
Ce qui veut dire que là, depuis le 13-Novembre, c'est à des agents cramés, non payés pour les heures supplementaires effectuées, qui doivent "redoubler de vigiliance". Au moins jusqu'au 13 février 2016 (fin de l'état d'urgence), et sans doute même au-delà avec l'Euro 2016 l'été prochain.
Un état de fatigue, d'insuffisance tel que le recours à des agents privés, voire étrangrers (francophones), n'est plus un tabou. Par ailleurs le temps de formation des agents nouvellement et prochainement recrutés est de 1 à 2 ans. Ce qui veut dire que la surveillance du territoire (ainsi que l'exercice des missions de service public) va être compliquée, et que des agents à bout de nerfs auront d'autant plus de risques de commettre des erreurs, des bavures.
Quelques extraits de l'enquête d'Elodie Gueguen, à lire et à écouter ici.
Vigipirate : La police à bout de souffle
Une enquête d'Elodie Guéguen
C’est l’un des dossiers les plus sensibles actuellement sur le bureau du ministre de l’Intérieur. Comment assurer pleinement la sécurité lors des grands événements prévus dans les prochains mois, comme la conférence climat ou l’Euro 2016 ? Huit mois après le renforcement du plan Vigipirate, en pleine crise des réfugiés qui tentent de passer illégalement les frontières européennes, selon de nombreux spécialistes, il n’y a plus la réserve policière suffisante pour sécuriser de manière satisfaisante des événements de grande ampleur. Et, surtout, les policiers se disent épuisés par leur rythme de travail depuis janvier.
Les services de renseignement sont en alerte. Des milliers de manifestants pourraient se réunir à Paris pour tenter de perturber la conférence sur le climat – la Cop 21. Un policier, inquiet, confie :
On évoque la présence de Black blocs, c’est certain qu’il y aura de la casse
La Cop 21, qui se tiendra au Bourget du 30 novembre au 11 décembre prochain, va réunir 195 délégations venues du monde entier, 3 000 journalistes et près 35 000 visiteurs quotidiens.
Pour le Premier Ministre, la question de la sécurisation de cet événement est une priorité :
Aucun enjeu de sécurité ne doit être négligé pour l'organisation de cette conférence de portée planétaire en termes politiques et diplomatiques
Pourtant, au ministère de l’Intérieur, on s’arrache les cheveux pour savoir où puiser les effectifs nécessaires parmi des forces de l’ordre ultra-mobilisées par le plan Vigipirate.
Depuis les attentats de janvier à Paris, la prévention du terrorisme est la priorité des priorités pour les forces de sécurité et pour l’exécutif. François Hollande l'assurait le 14 juillet dernier lorsde la traditionnelle interview présidentielle :
Je ne veux pas que les Français puissent avoir le moindre doute sur le dispositif que nous avons mis en place. Actuellement il y a 30 000 policiers, gendarmes, militaires qui surveillent les sites. Je sais ce que ça représente pour les personnels, beaucoup de fatigue, beaucoup de renoncement à des droits et notamment pour leurs congés […]
Ces policiers, gendarmes et militaires assurent la surveillance de lieux sensibles, des lieux publics comme des écoles confessionnelles ou des résidences de personnalités. Mais pour faire face à cette nouvelle menace qui est perpétuelle et multiformes, il a fallu faire avec les moyens du bord. En l’occurrence avec des effectifs déjà exsangues : la RGPP (révision générale des politiques publiques) ayant entraîné la suppression d’environ 13 000 postes dans la police et la gendarmerie ces dix dernières années. Faute de pouvoir recruter dans l’urgence pour le renforcement du plan Vigipirate, il a été demandé à beaucoup de policiers et de gendarmes de faire une croix sur leurs congés. Une situation intenable. En signe de protestation, des compagnies entières de CRS se font régulièrement « porter pâles » depuis plusieurs mois. Pour le président du CNAPS, le criminologue Alain Bauer, grand connaisseur de la maison police, ce n’est pas du cinéma :
Les arrêts maladie vont se multiplier dans les mois à venir car les forces de l’ordre sont épuisées par cette mobilisation censée être exceptionnelle, mais qui dure dans le temps.
Le problème est que dans ce service d’élite, les policiers seraient en sous effectifs depuis plusieurs années. Les heures supplémentaires se sont accumulées, à tel point qu’on en est arrivé à un chiffre édifiant : 1,3 million d’heures supplémentaires enregistrées, c’est-à-dire pas encore payées ou récupérées. Certains policiers ont jusqu’à 7000 heures à récupérer.
Les policiers mobilisés par Vigipirate seraient aussi lassés comme l'explique Patrice Ribeiro, secrétaire général de Synergie Officiers :
Ils ont un sentiment de perte de sens de leur métier. Lorsqu’on a un gilet pare-balles et qu’on passe sa journée devant une synagogue, devant une école et qu’on a l’impression de servir à rien, c’est un peu compliqué.
Et tous les syndicats sont unanimes sur cette question.
La mobilisation pour assurer le dispositif Vigipirate, mais aussi le déploiement exceptionnel de sécurité pour faire face à l’afflux de réfugiés – 1 300 policiers sont mobilisés rien qu’à Calais - a forcément des répercussions sur les autres missions de sécurité publique. « La police du quotidien est défaillante », regrette un responsable syndical.
Un gardien de la paix de de Seine-Saint-Denis fait ce constat depuis les attentats de janvier :
Le week-end, dans le plus grand district du département, il n’y a plus qu’un seul véhicule de police secours ! Les autres véhicules sont utilisés pour les missions liées à Vigipirate.
Erwan Guermeur, policier à Bobigny, délégué du syndicat SGP Unité Police évoque même des « interventions ratées » à cause de Vigipirate.
Un haut fonctionnaire du ministère de l’Intérieur nous le confirme : la lutte antiterroriste, considérée comme la priorité des priorités, a éclipsé certaines missions de la police sur la voie publique. Pour ce haut fonctionnaire, qui a souhaité garder l’anonymat, la police du quotidien en a pâtit ces derniers mois :
Après les attentats de janvier, avoue-t-il, nous avons levé le pied sur les contrôles routiers. On ne se déplace plus non plus pour des tapages nocturnes en région parisienne. Les gendarmes le font peut-être encore, mais nous, nous n’en n’avons plus les moyens. Le manque d’effectifs est une réalité que l’on ne peut pas nier.
En période de disette, l’exécutif ne peut pas faire d’effort massif pour le budget de la place Beauvau. Alors quelles sont les solutions pour pallier au manque d’effectifs ? En chœur, les syndicats de policiers répondent : « la sécurité privée ». Un discours inimaginable il y a encore quelques années, « Les policiers sont devenus pragmatiques », analyse Alain Bauer. Ils vont devoir déléguer un certain nombre de missions au secteur privé pour se recentrer sur l’essentiel, c’est-à-dire la lutte antiterroriste, le contrôle de la voie publique et la police judiciaire. Pour plusieurs syndicats, la police doit se délester de certaines « tâches indues » comme le transfèrement de prisonniers, la garde de détenus hospitalisés ou la surveillance de personnes étrangères dans les centres de rétention.
Très en vogue sous le précédent quinquennat, l’idée d’un partenariat public-privé plus important n’a pas vraiment la cote place Beauvau. Cependant, faute d’alternative, et avec l’Euro 2016 en ligne de mire, le ministre Bernard Cazeneuve doit s’y résigner et des réunions sur le sujet se sont multipliées ces derniers mois.
Mais, étonnement, le secteur de la sécurité privée observe quelques réticences et pose ses conditions : il n’est pas question pour ses agents de patrouiller sur la voie publique ou d’obtenir des pouvoirs de répression. Encore moins d’avoir un rôle à jouer dans la lutte antiterroriste. Selon Pierre-Antoine Mailfait, secrétaire général de l’USP, l’union des entreprises de sécurité privée :
Nous ne sommes ni armés, ni formés pour ce type de missions. Nous serons très vigilants pour ne pas mettre [nos agents] en porte à faux et ne pas les transformer en cibles potentielles pour des terroristes.
Plus problématique encore que les réserves du secteur privé, il y a le manque d’agents disponibles. Les pouvoirs publics ont estimé à 30 000 le nombre d’agents nécessaires pour sécuriser les enceintes sportives et les hôtels des joueurs pour l’Euro 2016. L’USP répond que le privé ne pourra en fournir que 10 000 environ. Le président du CNAPS Alain Bauer, prévient :
L’exemple de ce qui s’est produit à Londres lors des Jeux Olympiques où l’opérateur anglais s’est effondré au premier jour, et où il a été remplacé au pied-levé par des forces militaires incite à une très grande prudence ! Il faut que les organisateurs [de l’Euro] soient lucides. Ils le deviennent, mais ce n’est pas très rapide
Pour pallier le manque d’agents - publics comme privés- pour assurer la sécurité lors de la coupe d’Europe de foot, trois options sont envisagées. La première : faire appel à des réservistes (anciens policiers, militaires ou gendarmes) et leur accorder un droit d’exercer provisoirement le métier d’agent privé. La seconde : recruter à l’étranger en faisant appel à des agents de sécurité francophones. La dernière : délivrer une carte d’exercice provisoire à des personnes qui auraient une formation et une activité réduites pour des missions jugées peu complexes, comme le contrôle des sacs à l’entrée des stades. Quelles que soient les options choisies in fine par le ministère de l’Intérieur, il faudra modifier la législation pour l’Euro 2016.